Page:Revue des Deux Mondes - 1906 - tome 31.djvu/224

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chantaient des chansons, dans le calme du soir : les garçons s’amusaient à sauter par-dessus les haies, ou à grimper jusqu’aux statues de pierre qui surmontaient les fontaines ; sous les fenêtres, le père et la mère, debout l’un près de l’autre, s’offraient une prise de tabac, éternuaient, et se disaient : « Dieu vous bénisse ! » Et lorsque, à onze heures, le veilleur de nuit faisait sa ronde, de toutes les chambres à coucher il entendait sortir un léger, un joyeux ronflement. Tout dormait, toutes les lumières étaient éteintes, sauf pourtant dans la dernière maison du village, où une lampe brillait à toute heure de la nuit.


Dans cette maison demeurait un méchant homme, appelé Zacharie. Il avait jadis vendu son âme au diable, en échange d’une science dont il n’avait point tardé à reconnaître l’inutilité ; et comme il avait ensuite supplié le diable de lui rendre, au moins, son repos : « Ton repos, lui avait répondu son maître, tu l’as perdu à jamais ; mais je suis prêt à t’aider si, pour te distraire, tu veux essayer d’ôter aux autres celui qu’ils possèdent ! » Si bien qu’il n’y avait guère de ruse que ce Zacharie n’eût employée, pour semer dans l’heureux village le mécontentement, la méfiance, la discorde, la curiosité, toutes les passions qui empêchent l’âme de vivre en repos : mais aucune de ses ruses n’avait réussi. Il était entré au cabaret, et avait offert aux villageois de leur payer autant de vin qu’ils voudraient en boire ; mais chacun, au deuxième ou au troisième verre, lui avait dit : « Merci bien ! C’est assez pour moi ! » Il avait donné aux jeunes filles de belles robes, avec l’espoir que chacune souhaiterait d’avoir la plus belle : mais chacune, en voyant la sienne, avait trouvé que c’était celle-là qui était la plus belle. Il avait excité simultanément les habitans de la rive droite et ceux de la rive gauche à exiger, pour leur quartier, la nouvelle école qu’on projetait de construire ; et le fait est que, d’abord, les conseillers municipaux des deux rives avaient bien manqué de se quereller ; mais, dès l’instant d’après, ils s’étaient écriés : « Mieux vaut, pour nous, avoir la paix qu’une école neuve ! Nous allons garder l’ancienne, voilà tout ! Et puis si, plus tard, nous avons de l’argent, nous en ferons bâtir deux, sur les deux rives ; une pour les garçons, l’autre pour les filles ! » Enfin Zacharie, toujours sur le conseil de son maître, s’était décidé à changer de tactique. « Au lieu de vouloir, d’un seul coup, ôter le repos à tout cet inepte village, — lui avait dit le diable, — efforce-toi de l’ôter seulement à l’un des habitans, à un jeune garçon naïf, docile, et sans expérience ! Représente-lui le monde sous de si belles couleurs qu’il ne supporte plus de rester chez lui ! Accompagne-le dans le tourbillon des villes ; et, lorsqu’il aura achevé de perdre son repos, ramène-le