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caractère romain sur les bords du Tibre, et tout y est mort jusqu’à ce fier orgueil républicain qui s’est changé en une vile et servile vanité, le seul trait du caractère romain[1]. » Toutefois il visite Saint-Pierre et en parle avec un enthousiasme trop violent d’ailleurs pour ne pas être un peu convenu : « Arrivé au pied, je suis resté sans voix et sans expression pour peindre ce que j’ai senti. » Il admire au Vatican les peintures de Raphaël et les antiques, et il en tire cette excellente leçon de goût : « Mes yeux dans ces galeries se sont accoutumés à distinguer le goût antique du moderne ; c’est la divine simplicité qui en est la différence la plus infaillible et le cachet le plus sûr. » La martine a toujours été beaucoup moins sensible aux beautés de l’art qu’à celles de la nature, et c’est pourquoi la plus grande jouissance lui vient non de la ville, mais de la campagne romaine.


Quel rêve agréable je viens de faire, car cela me paraît un rêve. J’ai vu ce Tibur si fameux, si cher aux amis des poètes et de la nature ; j’ai vu le præceps Anio, tantôt doux et sinueux, tantôt rapide et sublime ; je l’ai vu se précipiter tout entier et d’un seul jet, d’une distance énorme, tomber en poussière humide, et faire trembler ses rivages du bruit de sa chute : je l’ai vu se perdre dans les rochers sous des grottes charmantes recouvertes d’une verdure toujours fraîche, je l’ai vu en ressortir calme et limpide, puis reprendre sa course, se diviser en plusieurs ruisseaux, bondir sur des rochers moins âpres, couler sur le gazon et s’étendre comme un large lit de neige, dans la prairie[2]. J’ai visité sur ses bords la petite villa d’Horace ; un couvent de Franciscains a remplacé dans sa retraite l’aimable chantre de Glycère et du falerne, des belles et des héros ; plus haut dans la montagne et plus solitaire encore est la villa de Catulle ; celle de Tibulle était auprès, celle de Cynthie un peu plus loin sur le même coteau, vis-à-vis de celle de Mécènes ; Properce y venait souvent. Quelle délicieuse société a habité ce Tibur ! Ces paysages sont d’une beauté idéale, je n’en ai vu de semblables que dans le Poussin ou Claude Lorrain. Ce sont des accidens, des changemens de scènes à chaque pas : un peintre pourrait employer sa vie dans ce seul vallon. J’en ai joui par un temps un peu gris, les teintes étaient

  1. Cf. Le dernier Chant du pèlerinage d’Harold.
    Je vais chercher ailleurs (pardonnes, ombre romaine ! )
    Des hommes et non pas de la poussière humaine.
  2. Cf. la pièce des Harmonies : La perte de l’Anio :
    J’avais rêvé jadis au bruit de ses cascades,
    Couché sur le gazon qu’Horace avait foulé…
    Je l’avais vu tombe ; dans les grottes profondes,
    Où la flottante Iris se jouait dans ses ondes…
    Je l’avais vu plus loin sur la mousse écumante
    Diviser en ruisseaux sa nappe encor fumante,
    Étendre, resserrer ses ondoyans réseaux,
    Jeter sur le gazon)o voile errant des eaux,
    Et, comblant le vallon de bruit et de poussière,
    Et poursivre au loin sa course en vagues de lumière.