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avait voulu toute cette désolation ? Ce grand bruit de choses qui s’écroulent, ces malédictions sur ses pas, ces gémissemens, ces râles d’agonie, ces dernières plaintes d’êtres saisis en pleine force, et qui ne veulent pas mourir ?… Le cheval superbe s’enfuyait d’une course éperdue, mais l’eau montait ; elle touchait au haut des falaises qu’ils longeaient maintenant. C’était le gouffre où l’on avait jeté le corps de Rhuys, qui débordait ainsi.

— Rhuys ! Rhuys !

Elle l’appelait en elle-même d’une voix navrée. Était-ce bien ce qu’il voulait ? Ne gémissait-il pas, lui aussi, au sein de ces ombres, portant comme un fardeau plus écrasant, le poids de toutes ces douleurs ? Tout se mêlait. Tout se confondait. Un seul mot se détachait dans cette indicible angoisse, le premier mot de sa tendresse. Elle dit tout haut :

— Je viendrai…

Alors elle se tourna vers son père Pour la première fois, depuis son malheur, elle jeta ses bras autour du cou de Gradlon, comme elle le faisait, tout enfant ; et elle sentit les larmes du vieillard tomber sur elle.

— Père, ne souffrez pas, dit-elle à voix très basse. Vous m’avez tant aimée ! Vous ne saviez pas… Vous ne saviez pas… Oubliez-moi… Je lui ai promis de le rejoindre aujourd’hui…

Et, détachant ses bras, elle se laissa glisser dans l’abîme…

Gradlon étouffa un cri. Le cheval fit un bond. Une lueur aveuglante les enveloppa, tout à coup, comme un éclair…

Gwennolé apparut, penché sur le gouffre. Lumineux dans la nuit, pareil à un ange de Dieu, il semblait retenir la jeune fille au-dessus des flots. Il se penchait vers elle :

— Regarde, disait-il.

Et, du seuil de la mort, à peine balancée par les vagues subitement endormies, Ahès regardait…

Là-bas, du côté de l’Orient, Il venait vers elle, le Christ miséricordieux, celui qu’elle avait une fois invoqué dans la nuit paisible sur la lande. C’était bien Lui, compatissant, plein de pitié, le front, comme les nôtres, ceint d’épines. Elle voyait, d’une vue au-dessus de la terre, ce Bon Pasteur allant, à travers la vie, redire son appel incessant aux brebis qui ont quitté son bercail, à celles qui, — parce qu’elles ne l’ont pas connu, — « sont d’une autre bergerie » Jésus-Christ venait vers cette