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ensevelis vivans qui se déchirent aux pierres de leurs tombes…

Farouche, Ahès murmurait, penchée sur l’abîme : « Je te vengerai ! » Oui, c’était pour cela. Elle ne se rendait pas compte ; mais c’était pour cela qu’une force instinctive l’avait retenue et empêchée d’aller à lui. Elle le vengerait d’abord… Ils arrivaient, portés par la rafale, les cris de joie, les cris d’orgie du peuple. Les lourds sanglots d’Ahès étaient coupés par des chants d’allégresse. Oh ! qu’ils se taisent ! Qu’ils se taisent donc, à jamais, sous le fer ou dans le feu !… Et des plaintes d’enfant se mêlaient à ces élans sauvages ; des mots si tendres, à peine prononcés… Hélas ! quand les bien-aimés ont disparu, avec quelle angoisse viennent les paroles que l’on voudrait avoir dites ! Elle cherchait les derniers lambeaux de phrase, avec l’accent qu’y mettait Rhuys. Que disait-il ?… Ah !… « Pars lentement… » Il savait donc ! Comment n’avait-elle pas compris ? Comment n’avait-elle pas dit : « Je resterai ! » Elle l’aurait arraché aux dieux et aux hommes… à son père…

Car c’était de lui que venait ce coup ; lui qui avait remplacé sa mère morte ; qui l’avait tant aimée, tant idolâtrée, et qui, pour un caprice d’elle, avait élevé la ville de songe… Etait-il donc si cruel ? Il la tuait ! il tuait son bonheur, de ses mains. Il l’avait fait partir pour qu’elle ne pût pas le supplier… Ah ! maudit… mais non… Ses lèvres se refusaient aux imprécations contre lui. Les larmes jaillirent pour la première fois. Il ne savait pas… Est-ce qu’on compte pour quelque chose la mort d’un homme quand on ne sait pas ? Elle-même n’avait-elle pas demandé, indifférente : « Qui donc a-t-on tué ? »

Etait-ce un cauchemar ? Il lui semblait que le bruit s’était déplacé, que Ker Is était vide ; qu’à sa gauche toute une multitude allait et venait. Ses yeux fatigués suivaient les torches sur le rivage. Elle s’étonnait, hors d’état de rassembler ses idées. Un silence de mort planait maintenant sur la » grève. Des fanaux se mouvaient le long des roches où, même durant le jour, tant de navires se brisaient. Cela dura ainsi longtemps. Elle s’engourdissait de faiblesse et de froid. Soudain une masse sombre passa près d’elle à toute vitesse, courant droit aux fanaux. Et ce fut un craquement sinistre, des cris d’épouvante, des clameurs de joie succédant au silence.

Et alors, la curée ! Les pilleurs d’épaves se jetant sur le navire échoué ; des femmes acharnées sur leur butin et sur leurs