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Depuis qu’elle l’avait quitté, le soir, dans sa prison, le cœur de Rhuys était mort. Il ne revivait pas, à la voir passer et repasser ainsi, le long des lames. Il n’y avait plus de lutte possible puisque ses ennemis savaient, puisqu’elle lui avait répondu : « Peut-on aimer un homme qui a fui ? » Mais il était seul maintenant. Il n’entendait plus le pas hésitant du barde ; le druide n’était plus assis à son côté, les yeux pâles, les paroles lentes et lointaines. Rhuys était seul devant « la douce vie » qui fuyait, et il pouvait aller vers elle ! L’horizon sans bornes s’ouvrait devant lui. Personne ne saurait le poursuivre et l’atteindre… Tout son être protestait… Cette mort cruelle lui donnait des frissons d’épouvante. Il y avait la résolution suprême ! Hélas ! À quel moment le cri de la vie ne va-t-il plus contre ces résolutions suprêmes ? Et après avoir dit mille fois « je veux, » quand s’éteint pour jamais le râle d’agonie qui répond « je ne veux pas ? » Rhuys se débattait, les yeux fermés ; il se soulevait à demi ; et un cri, un long cri de bête qu’on égorge, sortit de ses lèvres, emplit l’immensité vide, comme une dernière révolte inconsciente et tragique…

Ce cri le réveilla en sursaut. Il se faisait tard. Combien d’heures avait-il passées ainsi sur cet Océan, qui tour à tour les avait enchantés, enivrés et qui berçait, à l’alanguissement bu à la fureur de ses lames, le sommeil sans fin d’un si grand nombre ?… Il serait là demain… Son corps serait jeté dans le gouffre le plus proche, en offrande aux divinités hostiles qui refusaient de laisser bâtir les murs de Ker Is. Et justement un noyé passait près de la barque, les bras étendus, déjà une chose sans forme et sans nom… Il serait cela demain. Il détourna la tête avec horreur. Longtemps il regarda au soleil ses mains brunes. Ses rêves s’enfuyaient ; la réalité poignante, c’était ce corps déformé, emporté à la dérive sous les cieux mornes que l’ombre d’Hésus emplissait…

Qu’y avait-il donc dans ces âmes pour que, suivi par le cadavre hideux, Rhuys reprît les rames, non pour fuir, comme il l’eût pu si aisément, mais pour revenir au rivage ? Le druide en l’accueillant eut dans les yeux une vague lueur de fierté :

« Tu es un Celte, » dit-il.

Lui aussi n’avait ni hésitation, ni doute. La race pesait sur eux de tout son poids.

Le lendemain, à l’aube, on donna à Rhuys ses armes de