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main et où il raconte, en raccourci, toute sa vie. Que ce vétéran des persécutions politiques se souciât peu de reprendre, à son âge, le bâton du proscrit, on le présume aisément. Qu’en vue d’éviter l’exil, il entreprît l’apologie de sa conduite, rien de plus naturel, de plus indiqué, de plus usité. Pour le but que se proposait Isnard, ce document est donc, en quelque sorte, de style, il n’a qu’un intérêt ordinaire ; mais pour qui étudie son cas psychologique, il est inappréciable. Après avoir poussé l’exaltation révolutionnaire jusqu’aux extrêmes limites, une violente secousse avait rejeté Isnard dans le sens opposé. Cette crise passée, on pourrait croire qu’il se calma ? On se tromperait. Les cordes de sa lyre se sont usées et affaiblies ; peut-être, la peur aidant, ne sonnent-elles plus toutes très juste ; mais l’instrument vibre toujours, et c’est toujours le même air, le dernier, qui en sort. Dans le concert révolutionnaire, cet air-là est un véritable phénomène, très rare, peut-être unique, car la conversion de Bancal des Issarts, qui se rapproche le plus de celle d’Isnard, n’est pas tout à fait la même : Bancal n’avait pas voté la mort du Roi et par conséquent n’avait pas à se la reprocher[1]. D’autres votans se repentirent et demandèrent grâce, à l’heure du règlement des comptes. Mais en vit-on un seul s’en aller, comme on assure qu’Isnard le fit, et plusieurs fois, au jour anniversaire de la mort de Louis XVI, en plein midi, sur la place de la Concorde, se prosterner, à la vue de tous les passans, mouiller de ses larmes la terre qu’avait rougie le sang du roi martyr, faire amenda honorable de ce qu’il appelait son crime, et implorer à haute voix le pardon de Dieu et des hommes ? En vit-on un seul

  1. Député du Puy-de-Dôme à la Convention, puis aux Cinq-Cents, Bancal, dans le procès de Louis XVI, avait voté le bannissement. C’était un disciple enthousiaste de J. -J. Rousseau, qui avait rêvé de réunir tous les peuples dans une vaste association fraternelle et philosophique. Livré aux Autrichiens par Dumouriez, une dure captivité le ramena à la religion catholique qu’il se mit dès lors à étudier et à pratiquer avec le même zèle que les autres doctrines pour lesquelles il s’était passionné jusque-là. Il y a peut-être une différence plus essentielle que leurs votes entre Bancal et Isnard, une différence de tempérament. Non moins ardent peut-être, Bancal était plus sentimental. Nous savons de quelle flamme il brûla pour l’Anglaise Helena Williams, et quelle place il occupe dans le cortège des adorateurs de Mme Roland. Il n’y a point, du moins à ma connaissance, d’histoire de ce genre dans la vie d’Isnard, et, chose digne de remarque, malgré ses attaches avec le parti de la Gironde, il ne semble pas avoir appartenu à la société de Mme Roland. Son nom ne figure même pas dans le copieux recueil des lettres de cette dernière, dû à la diligence de M. Perroud : et s’il est cité deux fois dans ses mémoires, que le même éditeur vient de republier, c’est en note, par M. Perroud, mais non par Mme Roland.