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de son rythme monotone. Comme le soleil dans son parcours, sa pensée ayant aperçu la plus juste évolution qu’elle pût faire, l’exécute sans arrêt. Il est fastidieux, mais persuasif. De kilomètre en kilomètre, sa philosophie me pénètre l’âme. Aussi bien de quel droit pourrais-je le critiquer ? Si je cours dans ces montagnes du Péloponèse, c’est pour y ressentir des humeurs nouvelles et les traduire en phrases longues, brèves, lourdes, ailées, pareilles à des barques mouvementées sur mon cœur. Quand je suis si personnel que je ne parviens pas à fixer mon attention sur le terrain de Mantinée, sur les vestiges de Tégée, ni sur le lion de Piali, convient-il que je blâme un pauvre cocher qui ne s’occupe, comme moi, qu’à mettre dehors son âme ?

Nous suivons un torrent pétré à travers des plateaux stériles. Il semble que la même cause ait désolé cette vaste pierraille et le cœur de mon cocher. Çà et là, un paysan, qu’on dirait un Kabyle, mène une charrue, dont le fer débile gratte mal la surface du sol. Parfois on croise une fuite en Égypte. Une heure plus loin, des bergers aux visages noirs nous regardent du haut des rochers. Appuyés sur de longs bâtons et le fusil à l’épaule, ils ont des poses de style. Leurs chiens-loups aboient furieusement. Quelques bandes de terre rouge héroïsent le paysage, mais il a, en général, la couleur du dos des rares ânes qui, les oreilles droites, y promènent leur sympathique humilité.

Un pauvre khani nous fournit du lait de chèvre et un café buvable. A-t-il beaucoup changé depuis le passage de Chateaubriand ? « J’avais mangé l’ours et le chien sacré avec les sauvages ; je partageai depuis le repas des Bédouins, mais je n’ai jamais rien rencontré de comparable à ce premier khani de Laconie. » J’y laisse reposer notre triste cocher mélomane et, d’un pied léger, je le précède. Il est midi ; l’heure ajoute à l’aridité. Seules quelques rares chèvres, dispersées, bravent le soleil qui brutalement vient de succéder au froid. Ces bêtes font toute la vie de ces étroits défilés. Pour la première fois, le mince sujet classique du pâtre qui se désespère d’une brebis égarée m’apparaît avec un sens vivant…

Mon voiturier m’avait rejoint. Par mille lacets nous gravissions une montagne toute en verdure. Quand nous fûmes exactement au point de partage et que nous franchîmes le col, nous rencontrâmes une tempête qui courait sur nous de la Laconie et qui faillit nous dépouiller ; puis, dans la même minute, à travers les