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elle éteignait le soleil et la joie. Ahès en avait des frissons.

Maintenant les femmes formaient un cercle qui allait se rétrécissant : elles entouraient la jeune fille en une ronde infernale ; leur regard cruel et fixe ne la quittait pas. Ahès se couvrait les yeux de ses deux mains ; mais c’était en vain ; elle voyait toujours… Ces femmes la déchiraient par leurs maléfices, elles lui arrachaient le cœur… Elle eut un cri désespéré : « Rhuys ! Rhuys ! »

Le son de sa propre voix la réveilla. Elle se leva, encore épouvantée. Mais non, le songe affreux s’était dissipé. Tout avait gardé autour d’elle l’éternelle sérénité de vivre. Elle seule tremblait, saisie par le froid de novembre. D’un pas rapide elle se mit à la recherche de son père. Elle lui redit son rêve, frissonnant encore. Gradlon affecta d’en sourire ; et cependant, il insista, il l’interrogea sur les moindres détails. Ce demi-païen, troublé par les présages, donna l’ordre de repartir sur-le-champ. Et tout le reste du jour il ne regarda qu’à la dérobée les troncs fleuris de gui, comme si l’âme des dieux antiques revenait pleurer à leur ombre les sacrifices et les victimes d’autrefois.

A la nuit, on campa sous des tentes, dans une clairière entourée de grands feux. Pas une flèche n’avait été tirée. Le roi avait donné des ordres sévères ; la chasse devait être portée au cœur même de la forêt, dans les régions jusqu’alors inaccessibles. Les premières heures du jour se passèrent à atteindre le point marqué. Les sentiers devenaient impraticables. Des branches de houx gigantesques, plus hautes que les arbres, s’enchevêtraient, faisant la nuit sous les feuilles vertes. Des cris de bêtes s’entendaient çà et là. L’œil aux aguets, la petite troupe avançait avec précaution. Ahès, que le repos de la nuit avait guérie de son trouble, reprenait toute son intrépidité joyeuse. Penchée sur son cheval, toute au divertissement dangereux, elle interrogeait sans effroi les moindres recoins de cette nature vierge. Et tout à coup, sans qu’un muscle de son visage se contractât, elle banda son arc, et visa un loup de haute taille qui, ramassé sur lui-même, allait bondir. La flèche, empoisonnée de jusquiame, siffla : il y eut un râle d’agonie. Ahès désigna tranquillement aux hommes de sa suite le cadavre étendu. Elle sourit orgueilleusement. Elle pensa : « Rhuys, auprès de moi, pourra continuer à tuer. »

Elle désirait se surpasser elle-même pour qu’il l’admirât au