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où Arzel mettait le pied dans la barque du soldat, elle tomba percée de flèches.

— Et il ne sut pas la défendre ! Il ne sut pas les tuer toutes ?

— C’était la déesse qui tirait les flèches, dit Ahès avec ferveur. On ne peut rien contre les dieux. Un autre chef, dans des temps plus proches de nous, aborda de nuit l’île de Sein. Il voulait enlever une femme qui s’était enchaînée là pour le fuir. Elle le laissa s’approcher et lui planta un poignard dans le cœur d’une main si sûre qu’il tomba mort, sans un cri.

— Tu aurais fait cela ? demanda Rhuys.

— Oui, répondit simplement Ahès.

— Mais si tu l’avais aimé ? insista encore le jeune homme.

— Alors je n’aurais pas fui. Je ne me serais pas engagée au service de la déesse.

Non. Elle ne se serait pas engagée au service de la déesse. On le sentait, rien qu’à sa voix si chaude, à la passion naïve qu’elle mettait à conter ces légendes.

Elle reprit :

— N’y a-t-il rien eu de pareil sur vos côtes ?

— J’ai tellement vécu sur mer et dans les combats que j’ignore beaucoup de choses, dit-il. J’ai marché hors de la voie des autres. Mais dans les longues nuits en mer j’apprenais les chants de mon pays : ils redisent des histoires semblables aux tiennes, où les femmes meurent d’avoir aimé.

La flamme mystique qui brûle au cœur de tout cette sembla passer dans son regard. Il continua :

— Ce qu’on chante n’est rien : ce sont les visions du « monde derrière le voile » qui apprennent tout. J’ai vu, dans des nuits d’étoiles, ces femmes mortes d’amour, qui revenaient autour de nous, heureuses et désespérées, laissant traîner leurs longs cheveux dans les vagues. Elles me parlaient. Elles me racontaient des choses d’autrefois. Autrefois et aujourd’hui et toujours, les bien-aimés des dieux meurent avant d’avoir épuisé le breuvage. Je me penchais pour les mieux entendre, je les appelais ; je leur demandais de demeurer près de moi, comme le rêve de ma vie obscure.

— Tu ne parlais ainsi qu’à des mortes ? demanda Ahès d’une voix basse.

— A des mortes. Aux mortes que je chantais dans les ballades. A qui aurais-je parlé ?