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pas être ainsi ! Elle voulait obtenir de son père la liberté de Rhuys : elle savait combien ce serait difficile, et surtout quand elle lui déclarerait sa volonté irrévocable de s’unir au prisonnier. Elle redoutait les révoltes et les répugnances de Gradlon : cependant elle savait aussi qu’elle pouvait tout obtenir de lui, sauf une violation de parole ; et le roi lui avait juré de ne pas l’engager en dehors d’elle-même… Mais l’heure viendrait où il exigerait d’elle une décision. À cette heure-là, elle devrait parler. Comment parler sans être sûre ?

Parfois, en effet, un doute cruel la déchirait. Aux heures d’extase succédaient des momens d’affreuse angoisse. Etait-ce seulement par fierté que Rhuys aussi ne disait rien ? Là-bas, est-ce que quelque femme, quelque fiancée ne l’attendait pas ? Ne se taisait-il pas pour ne point trahir ? Le rayonnement de joie qu’elle voyait en lui, était-ce de l’amour ? ou seulement de la gratitude ? Et même, s’il n’avait laissé dans son pays aucun rêve, viendrait-il à elle comme elle venait à lui, parce que, sur la terre, il n’y avait pas d’autre visage où poser son sourire, d’autre main où mettre sa main ?

Elle était si fière, et si femme, qu’elle ne voulait le tenir que de lui-même. Mais elle avait foi en lui. Elle l’interrogerait puisqu’il le fallait. Ce qu’il dirait, elle le croirait. Ce serait son destin. C’était l’usage de sa race que les femmes, dans un banquet solennel, tendissent la coupe à l’élu de leur cœur. Oui, mais en public, sous les yeux de tous !… La belle pudeur de la jeune fille répugnait au mystère et aux ténèbres… Que faire ? Les circonstances exceptionnelles créent des sentimens exceptionnels. Pendant qu’elle débattait ainsi avec elle-même, il restait enchaîné, malheureux, hors la vie. Eh bien ! elle saurait. S’il en aimait une autre, elle le ferait mettre en liberté quand même, et renvoyer dans son pays, et il serait heureux…

Ah ! pouvait-il, pouvait-il en aimer une autre ? La regarderait-il ainsi, comme seule sa mère autrefois la regardait ? Et quand elle parlait, quand elle souriait, aurait-il cette expression unique, qu’elle ne voyait même pas au roi sur son trône, comme si l’orgueil de se sentir si proche d’elle remportait hors de lui-même ? Dans ce désarroi de son âme, elle recourait à la nature, sa grande amie : elle recherchait des présages dans la course des fleurs qu’elle jetait au fil de l’eau, dans le vol des oiseaux, dans le bruit des vagues. Elle pensait : « Si c’est un jour de