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jusqu’au rivage. Le druide, penché sur l’abîme, surprit quelques mots dans sa langue, la pure, la chère, la forte langue des aïeux. Une rougeur ardente colora le vieux visage. Ils revenaient donc, les dieux, les prêtres morts ! Ils entendaient donc sa prière !… Tous retenaient leur souffle autour de lui… Déjà il tendait les mains pour un appel…

Mais le barde, lui aussi, écoutait. Il ne pouvait rien voir ; mais il ne perdait pas un son. De grandes rides se creusaient entre ses yeux morts ; J’expression de son visage devenait terrible :

— Ce sont eux ! Ce sont eux ! s’écria-t-il avec fureur.

— Ce sont les voix de nos pères, murmura le druide.

— Ce ne sont plus les mêmes chants, reprit le barde. Ce sont les ennemis de tes dieux, je les reconnais bien. L’homme qui m’a fait crever les yeux chantait aussi ces paroles. Mais qu’ils se brisent donc contre la roche ! Que la mer les engloutisse ! Qu’ils soient maudits, maudits, maudits !…

Par saccades, à travers la tempête, la malédiction tomba sur la barque fragile. L’homme qui était à la proue sembla l’entendre. D’un grand geste de bénédiction il embrassa la terre qui le repoussait. La barque s’engagea dans une passe étroite et disparut dans les ténèbres.

Le druide, perdu dans ses pensées, redisait les syllabes que, tout enfant, il avait cueillies sur les lèvres de ses pères : on eût dit la fin d’un exil. L’amour vivace, l’amour passionné du passé semblait tenir dans les sons qu’il répétait, sans songer que les vieilles paroles exprimaient des choses nouvelles ! Mais une femme violente, irritée, fendit le groupe ; elle s’adressa au vieillard dans la grossière langue gallo-romaine :

— Ce sont eux ; j’en jurerais aussi. Je les connais. Là-bas, ils m’ont pris mon mari. Ils m’ont volé mon enfant. Un homme s’est installé dans une partie de cette forêt de Porzoed où mon mari et moi nous vivions. D’abord on le regardait comme un étranger, avec défiance ; mais enfin, à chacun son chemin. Mais non. Il a des charmes magiques. Mon mari s’est pris à ses belles paroles ; tout chôme maintenant ; il m’abandonne pour le suivre. Cet homme est un sorcier. Un jour, un loup accourait tenant une brebis sanglante : l’homme a fait un signe ; le loup s’est couché à ses pieds abandonnant la brebis. Maintenant cet étranger se change lui-même en bête, en corbeau, en chat-huant. Je le