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remplace pas, pour les vieux amoureux de l’Egypte, les mirages et les caravanes du désert, l’ardente poésie des horizons de lumière qu’ils revoient en traversant ce canal maritime ; et l’inévitable statue équestre de Guillaume Ier, montrant aux navigateurs l’entrée de Holtenau, les touche moins que le geste amical de notre Lesseps, sur la jetée de Port-Saïd d’où il appelle les navires dans sa trouée ouverte entre les continens.

J’ai pris congé de la Hanse à Lubeck. République glorieuse entre toutes, mère et longtemps directrice d’une ligue fondée par ses marins. Le destin inique n’a pas voulu que l’ancienne reine de la Baltique fût associée de nos jours à la fortune de ses grandes filles ; il ne l’a point placée comme elles sur une mer ouverte au trafic d’un monde agrandi. Lubeck n’est plus qu’une de ces maisons de commerce stagnantes, qui continuent honorablement des opérations limitées. Sa petite rivière, la Trave, porte des voiliers et quelques vapeurs de faible tonnage à une mer relativement stérile. — Tant mieux ! s’écrie l’amateur d’art qui découvre à Lubeck un joyau intact, patiemment travaillé par ce vieil orfèvre, le Passé. Au sortir de la colossale et semi-américaine Hambourg, encore étourdi par la décharge d’activité exubérante qu’il y a reçue, il voit d’un œil ravi surgir à l’horizon cette estampe enluminée de rouge : svelte silhouette d’une ville monacale, qui profile sur le pâle ciel du Nord un faisceau de fines aiguilles, les quilles géminées des clochers hanséatiques. Il passe sous la porte ogivale du XVe siècle, épaisse barrière dressée au seuil de cette place forte de l’histoire, pour l’emprisonner et la défendre contre les assauts du présent. Comme ce monument, tous les autres l’initient aux procédés d’une architecture gothique très particulière, adaptée aux matériaux du pays, briques rouges et noires alternées. L’étrange Rathaus où se marient le gothique et la Renaissance n’a pas son pareil en Allemagne pour la fantaisie pittoresque de l’ensemble et de la décoration. Tout Hôtel de Ville qui se respecte abrite dans son sous-sol une cave où les citoyens vont boire et faire de franches lippées ; celle du Rathaus de Lubeck rappelle la salle des chevaliers au Mont Saint-Michel. Rien n’a changé là depuis Charles-Quint : sous les voûtes où les pipes ont enfumé les images d’Henri le Lion et autres protecteurs impériaux, les gens de mer continuent de déguster les vins de France qu’aimaient leurs ancêtres ; des vins religieusement choisis, apportés