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nous intéresser à ce qu’on écrit dans les autres pays. Parfois, tout au plus, un roman nouveau, anglais, italien, ou russe, nous séduit au passage, et rencontre chez nous un instant de vogue : mais, dès la saison suivante, nous n’y pensons plus ; et personne, en tout cas, ne s’inquiète plus, à présent, de connaître par soi-même les œuvres les plus admirées à Berlin ou à Londres, comme on le faisait au XVIIIe siècle et pendant la première moitié du siècle suivant. Des romans aussi proches de nous que La Guerre et la Paix, Crime et Châtiment, ou David Copperfield n’auront bientôt plus, pour les lire, que de rares oisifs : quoi d’étonnant que nous ayons oublié un vieux roman historique de 1827, racontant, en plus de mille pages, les fiançailles de deux jeunes paysans des bords du lac de Côme ?

Mais en Italie, au contraire, le roman de Manzoni est resté aussi vivant qu’il l’était chez nous il y a trois quarts de siècle. Non seulement les lettrés italiens continuent à l’admirer comme l’un des premiers monumens, et le plus parfait, de leur prose romantique ; non seulement ils lui gardent le culte que nous gardons aux Martyrs, à Cinq-Mars, à Notre-Dame de Paris : le public tout entier, de Milan à Naples, ne se fatigue point de le lire et d’en être ravi. Il n’y a, peut-être, que la popularité de Dickens en Angleterre qui puisse être comparée à celle des Fiancés au-delà des Alpes. Je me souviens qu’un jour, dans la diligence qui monte de la gare de Poggibonsi à San Gimignano, j’ai été frappé de l’attention merveilleuse avec laquelle un jeune ouvrier, mon compagnon de route, se plongeait dans la lecture d’un petit livre jaune, qu’il avait tiré de sa poche dès que la voiture s’était mise en marche. Ni les rencontres diverses de la montée, ni les bavardages du conducteur, ni le spectacle magnifique du vieux nid de tours se détachant, au-dessus de nos têtes, sur le bleu délicat d’un ciel de printemps, rien ne distrayait ce jeune homme de la société de son livre ; et par momens je le voyais sourire, sous sa moustache noire, évidemment très amusé de quelque repartie trop prudente de don Abbondio. Car je n’avais pu me défendre de regarder par-dessus son épaule, à un tournant du chemin, le titre du livre où il s’absorbait : et je me rappelle mon extrême surprise quand j’avais lu, en tête d’une page : I Promessi Sposi.

Souvent déjà le hasard m’avait fait tomber sous la main le roman de Manzoni : mais ses dimensions, son âge, son sous-titre même, « histoire milanaise du XVIIe siècle, » m’avaient empêché de prendre plaisir au premier chapitre, ni, je crois bien, de le dépasser. Je résolus, ce jour-là, de pousser l’épreuve un peu plus à fond, Chez un