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vient où, tout en repoussant Lechatelier, elle sent qu’elle l’aime. Deviendra-t-elle la femme entretenue ? Ou va-t-elle continuer, dans le logis misérable, entre la cage du canari et le piano de louage, entre le garçon d’hôtel familier et les voisines babillardes, entre le mari qu’elle méprise et l’enfant qui risque de ressembler à son père, une vie d’humiliation et de lent enfoncement dans l’ignoble médiocrité ? Le mysticisme deviendra-t-il chez elle mysticisme de la chair ou esprit de sacrifice ? Elle peut être une grande amoureuse ou une grande sœur de charité. Ou plutôt, s’il est vrai que, comme le répète l’auteur, Grâce ait une âme de chrétienne, elle est tenue de devenir une martyre. Car il n’y a plus pour elle qu’une forme de l’honnêteté, c’est de subir jusqu’au bout les conséquences de sa faute. Qu’elle devienne de ce Morillot l’épouse en justes noces, devant Dieu et à jamais. Qu’elle subisse le contre-coup de la sottise et de l’indélicatesse qui se combinent dans la belle âme de ce personnage. Au surplus, elle ne sera pas la première qui, après le rêve envolé, se sera résignée à la réalité. Si toutes les femmes qui ont trouvé leur mari peu semblable à leur fiancé, avaient quitté le domicile conjugal, on est effrayé de songer combien il y aurait de foyers déserts. Et peut-être puisqu’il y a chez Grâce une tendance à l’exaltation religieuse, trouvera-t-elle, dans son sacrifice quotidien, une sorte d’âpre et d’atroce jouissance. La pièce, en se terminant sur cette perspective d’un long sacrifice, aurait eu sa beauté. En ouvrant à Grâce la porte de sortie du suicide, M. Bataille a supprimé lui-même l’intérêt de l’étude qu’il avait ébauchée.

Tel est le vice fondamental du dénouement par le suicide : il est le procédé qui sert à éluder la question. Il permet à l’auteur de se dérober aux nécessités logiques de son sujet : c’est le dénouement postiche, plaqué, artificiel. De ce défaut initial d’autres découlent. D’abord en ce qui concerne l’architecture dramatique. On se souvient de l’importance que donnait Dumas au dénouement : il en faisait la pièce maîtresse de tout l’édifice. « Un dénouement est un total mathématique. Si votre total est faux, toute votre opération est mauvaise. J’ajouterai même qu’il faut toujours commencer sa pièce par le dénouement, c’est-à-dire ne commencer l’œuvre que lorsqu’on a la scène, le mouvement et le mot de la fin. On ne sait bien par où on doit passer, que lorsqu’on sait bien où l’on va. » Il se peut que Dumas exagérât à plaisir cette théorie, et que dans les dénouemens de ses propres pièces sa fantaisie ait plus d’une fois dérangé cette rigueur mathématique. Il reste qu’il doit y avoir une harmonie entre les