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étaient des habitués de théâtre, des playgoers ; les autres appartenaient à ce grand public anglais qui dévore tous les matins vingt journaux pour y satisfaire, avec sa soif d’informations, son humeur étrangement mêlée d’optimisme et de combativité. Les playgoers avaient la mine un peu déconfite, quand le rideau est tombé sur la dernière scène. Ils hésitaient à s’en aller, tant ils se sentaient désappointés et comme mystifiés par le dénouement. Les autres paraissaient enchantés de leur soirée, car ils avaient obtenu ce qu’ils étaient venus chercher : le choc des argumens qui se jettent à la rencontre les uns des autres dans leur véhémence la plus spirituelle et la plus passionnée.

Il est évident que M. Bernard Shaw est très capable d’attirer au théâtre une foule de gens qui n’y mettaient jamais les pieds. Mais y retiendra-t-il ceux qui formaient la clientèle ordinaire du théâtre ? Voilà la question. Je suis loin de prétendre que les exigences du playgoer soient toutes fondées en raison et qu’il ne s’y môle pas un peu de mode avec beaucoup de préjugé. L’esthétique dramatique ayant changé plusieurs fois depuis l’origine du théâtre, il est parfaitement légitime de penser qu’elle subira encore de nouvelles transformations et qu’il n’a pas été donné à feu Scribe d’en fixer à jamais les règles. Ses recettes ne sont pas plus des dogmes que celles de la Cuisinière bourgeoise. Elles signifient simplement que, pour la composition d’une œuvre dramatique, aussi bien et mieux que pour la composition d’un pâté de lapin, il n’est pas mauvais de suivre certaines méthodes traditionnelles qui sont en possession de la faveur publique. M. Bernard Shaw viole délibérément, systématiquement, tous ces préceptes, dont quelques-uns sont puérils et conventionnels, mais, en même temps, il s’émancipe de certaines lois fondamentales dont Ibsen lui aurait livré le secret s’il le lui avait demandé, mais il a écrit, comme on l’a vu, tout un livre sur l’auteur du Canard sauvage sans paraître avoir aperçu ses dons dramatiques.

Qu’elle est semée de trappes dangereuses, cette scène qui, de loin, nous semble si plane et si unie ! Qu’il est compliqué, cet art du théâtre que Dumas fils appelait l’art des préparations et qu’il aurait pu appeler aussi bien l’art des surprises, car le même spectateur qui demande de la logique, réclame en même temps de l’inattendu ! M. Bernard Shaw veut ignorer tous ces dangers et les mille petites finesses avec lesquelles on les surmonte. Soit,