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je viens de relire. Je ne le recommande pas à ceux qui ignorent Ibsen et voudraient faire connaissance avec lui. Dans les quatre premiers chapitres, qui forment une sorte d’introduction générale, il n’est, pour ainsi dire, pas question d’Ibsen. Les analyses, qui viennent ensuite, esquissent, avec plus ou moins de fidélité, l’idée de chaque pièce, mais ne visent aucunement à mettre en lumière le système dramatique de l’auteur d’Hedda Gabler. La conclusion est bâclée et un peu mystifiante. M. Bernard Shaw se défend de nous offrir un jugement d’ensemble sur Ibsen parce que, dit-il, « on n’emprisonne pas dans une formule l’homme qui a passé sa vie à combattre les formules. » Non seulement ce petit livre ne nous fait pas connaître les phases de la carrière d’Ibsen, aujourd’hui si distinctes pour nous, mais il établit un lien artificiel entre des œuvres qui n’ont rien de commun et je crois bien qu’il dénature, en l’exagérant, la pensée génératrice du théâtre ibsénien. Au risque de tomber, à mon tour, dans les formules, je dirai que le drame d’Ibsen, c’est la lutte des forces naturelles qui sont en nous avec les principes que la société et l’éducation nous imposent. On y voit, de Brand à Mme Eljen, une succession d’idéalistes fourvoyés, mais absolument sincères, épris d’un faux idéal ou égarés par la fausse interprétation d’un idéal vrai. Surtout, — qu’on le remarque bien ! — cette émouvante bataille des principes et des instincts est mise en scène sans parti pris apparent, avec un sérieux, une intensité, une impassibilité qui ne se dément point. Ça et là, un éclair d’ironie ; quelquefois, une vague sympathie en faveur des vaincus. A part cela, l’auteur n’apparaît point.

M. Bernard Shaw, lui, confond dans une même hostilité les vrais et les faux idéals. Ceux qui les servent, ou qui s’en servent, sont, à ses yeux, des hypocrites ou, au mieux, des dupes grotesques. Le mot même d’idéal avec les trois ou quatre mots en lesquels il se décompose, héroïsme, amour, devoir, est sa bête noire, sa cible favorite. C’est ainsi qu’il modifie, suivant son tempérament, la leçon reçue du maître norvégien. À ce réalisme tragique, à cet art profond, si habile à dissimuler son habileté, il substituera la gaminerie endiablée du petit journaliste, qui fait feu sur tout ce qui passe à sa portée, poil ou plume, et ne voit rien au-delà du mot à l’emporte-pièce. Nous pressentons déjà que, s’il se mêle d’être l’Ibsen anglais, ce sera un Ibsen qui rit, un Ibsen qui s’est glissé dans la peau de Beaumarchais et qui a