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qu’il a écrit, une seule ligne d’où l’ironie soit absente) : « Je crois que ce qui déplaît aux directeurs de théâtre et ce qui les effraye dans mes pièces, c’est moi. » Je ne me doutais pas, en lisant cette phrase, et peut-être M. Shaw ne se doutait-il pas lui-même, en l’écrivant, qu’elle renferme, sous sa forme la plus concise, le jugement critique le mieux fondé qu’on puisse porter sur son théâtre. En effet, quand j’ai abordé ses pièces, la première chose que j’y ai rencontrée, c’est cette personnalité que je prétendais fuir et, durant ma lecture, elle ne s’est pas voilée un seul instant. Elle est, à la fois, le grand défaut et la grande originalité de ces comédies. Il faut en prendre son parti et accepter — ou rejeter — l’œuvre dramatique de M. Shaw telle qu’elle est, c’est-à-dire comme l’expression des idées, des sentimens, des fantaisies de M. Shaw.

Je n’aurais que l’embarras du choix si je voulais donner un aperçu des procédés vraiment extraordinaires par lesquels M. Bernard Shaw s’est imposé au public. On a dénoncé Alcibiade pour avoir, un beau jour, coupé la queue de son chien : tous les matins, M. Bernard Shaw coupe la queue d’un chien nouveau. C’est plutôt aux industriels modernes qu’il faut le comparer. Cherchez dans votre mémoire les traits les plus audacieux : « A tous ceux qui ont des pieds… Enfin nous avons fait faillite… » sans oublier la voiture-réclame qui a la forme d’un gigantesque pot de moutarde, ni ce Mangin, si connu d’une autre génération, qui s’habillait en chevalier du moyen âge et se faisait suivre d’un orgue de Barbarie pour vendre des crayons sur la voie publique. Voilà les classiques de M. Bernard Shaw. Il les rappelle et les dépasse tous. Les esprits chagrins prétendent que sa vanité est énorme parce qu’il lui est arrivé de parler de son propre génie en l’opposant à la stupidité de ses confrères. Mais tout cela, on le devine, n’est qu’à demi sérieux. Il entre dans les fanfaronnades de M. Shaw beaucoup d’exagération bouffonne et de joyeuse étourderie. Témoin la lettre qu’il écrivait au journal le Daily News pour réclamer l’ignominieuse expulsion d’un rédacteur, coupable de lui avoir prêté un mot qu’il n’avait pas prononcé. Or, l’erreur se trouvait non dans le Daily News, mais dans le Daily Chronicle. Le lendemain M. Shaw adressait une lettre d’excuses au Daily News et, après s’être couvert la tête de cendres, il glissait dans cette seconde épitre des impertinences encore plus grosses que celles de la veille. Mais on ne se fâche