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qui semblait neuf et original, mais j’hésitais à le suivre dans ses transformations incessantes et infinies, car elles me ménageaient des surprises dont plus d’une pouvait être désagréable. Il faut avertir le lecteur que M. Bernard Shaw a déjà prodigieusement écrit et parlé pour un homme de son âge. Il a été successivement critique de musique pendant sept ans, critique de peinture pendant cinq ou six, critique littéraire pendant le même nombre d’années et critique de théâtre quatre ans. Il est, en même temps qu’auteur dramatique, romancier, journaliste, poète à ses heures, conférencier toutes les fois qu’on veut bien l’écouter. Je l’ai entendu, un soir, à la Fabian Society : il m’avait, tout ensemble, charmé et agacé. Charmé par sa facile, souple et brillante parole, agacé par le soin extrême qu’il mettait à mystifier son auditoire. Il s’agissait de la guerre du Transvaal, alors dans toute sa tristesse, et M. Bernard Shaw jeta à travers ce douloureux sujet des anecdotes sur le vieux Kruger qui, présidant à l’inauguration d’une synagogue, l’avait déclarée ouverte « in the name of our blessed Lord Jésus Christ. »

Un de mes amis, un jeune écrivain qui veut bien m’aider quelquefois dans la préparation de mes travaux et qui a une sincère admiration pour M. Bernard Shaw, avait collectionné pour moi non ses œuvres complètes, mais un grand nombre de ses publications. Je ne regardais jamais sans effroi ce redoutable bloc littéraire qui encombrait une de mes tables et où il y avait de tout : des gros livres, des brochures, des articles de journaux et jusqu’à des coupures de dix lignes. Cependant j’avais reçu des lettres de diverse provenance et, notamment d’Amérique, l’une émanant d’un professeur distingué qui écrit un livre sur M. Bernard Shaw. Ces lettres m’invitaient à donner une opinion sur cet écrivain, me sommaient presque d’avoir à étudier l’auteur de Candida. C’est alors que j’ai pris une belle résolution : celle d’ignorer tous les Bernards Shaws empilés sur ma table à l’exception d’un seul, l’écrivain dramatique. J’étudierais son œuvre en elle-même et j’éliminerais cette personnalité tapageuse, obsédante, qui, depuis quinze ans, sollicite, viole, en mille manières, l’attention du public anglais. Je dis que c’était une belle résolution si j’avais pu la tenir. Et quel service, pensais-je, rendu à M. Shaw lui-même, si l’on pouvait l’isoler un moment de son œuvre ! Dans une de ses préfaces, il dit en riant (c’est en riant qu’il dit tout et il serait bien difficile de citer, dans tout ce