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III

L’un des phénomènes les plus caractéristiques et les plus particuliers de l’histoire extérieure de la langue au XVIIIe siècle, c’est la multiplication, et, d’année en année, pour ainsi dire, la croissante autorité des grammairiens. De fort honnêtes gens, qui ne font point métier d’écrire, et qu’aucun apprentissage n’a d’ailleurs préparés à la tâche qu’ils assument, « s’établissent » grammairiens et, du haut de leur judiciaire, s’érigent en arbitres souverains de la correction, de la pureté, de l’élégance du langage. Ils ne s’adressent point, comme les grammairiens de nos jours, aux enfans des écoles, ou, comme nos philologues, aux étudians des Universités, mais aux gens du monde, aux gens de lettres ; et même ce sont ceux-ci qu’ils prétendent surtout régenter. Ils énoncent des règles auxquelles ils s’étonnent, ou plutôt ils s’indignent, que Racine, que Molière, que La Fontaine, que Pascal, que Bossuet ne se soient pas soumis. Ils décident que ces grands écrivains, en dépit de tout leur génie, « ne doivent être lus qu’avec précaution sous le rapport du langage. » Ils en donnent ce qu’ils appellent des preuves, et qui n’en sont que de leur présomption ou de leur outrecuidance. Cette phrase est trop longue, et ce tour est embarrassé ! Des traces de négligence leur apparaissent dans Andromaque ou dans Iphigénie, et ils en découvrent de « galimatias » dans Tartufe ou dans le Misanthrope. Bossuet, dans ses Oraisons funèbres, a d’étranges familiarités, et Pascal, surtout en ses Pensées, de regrettables hardiesses. Et on les écoute ! On les écoute et on les suit. Le fils même de Racine est gêné quand il essaie de défendre les vers de son père contre les critiques souvent ridicules de l’abbé d’Olivet ; et Voltaire, hardi contre Pascal, est timide aux observations de l’abbé Desfontaines. C’est bien pis quand, dans la seconde moitié du siècle, les grammairiens deviennent philosophes, que leurs chefs de file s’appellent Dumarsais, Condillac, Duclos, Marmontel, ou Thomas. Ils règnent alors sur la littérature. Et, le désordre de l’époque révolutionnaire aidant, ce sont eux qui achèvent de constituer le nouvel ordre grammatical, et ce style « pseudo-classique, » dont le romantisme aura, de 1810 à 1830, tant de peine à se libérer.

Rendons d’ailleurs justice à leurs intentions, qui furent