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paraît pas douteux : il n’y a qu’une voix là-dessus dans Rome. Le premier de ses théologiens, le P. Olivieri, commissaire du Saint-Office, s’est prononcé hautement, ainsi que plusieurs autres, en notre faveur : « Vous n’avez, nous disait-il, contre vous que la peur. » Mais la peur, c’est beaucoup, car elle règne ici en souveraine : ainsi la décision peut se faire attendre longtemps. Le Pape est un homme pieux, conduit par des hommes qui ne le sont guère, et que préoccupent uniquement les intérêts temporels, qu’ils n’entendent même pas. Ils fondent toutes leurs espérances sur les baïonnettes des puissances ennemies de l’Eglise, et en conséquence l’Église leur est sacrifiée sans hésitation. Les gens de bien gémissent et s’indignent. Ils prévoient de grands châtimens, des catastrophes prochaines, desquelles Dieu fera sortir le remède des maux extrêmes qu’ils déplorent, et qui désormais ne peuvent être guéris que par l’intervention immédiate de Dieu. Il n’y a plus de papauté[1] ; il faut qu’elle renaisse ou l’Eglise et le monde périraient. Voilà l’état des choses.

J’attends, pour retourner en France, le moment où la Providence nous enverra une force quelconque, avec laquelle nous puissions lutter contre les obstacles que nous oppose un épiscopat politiquement gallican, appuyé par les Jésuites qui, se moquant de tout, se sont faits carlistes et absolutistes par d’autres vues et d’autres intérêts. Omnes quærunt quæ sua sunt, non quæ Jesu Christi. Mais, comme la terre a été donnée à J. -C, et non

  1. C’est Lamennais lui-même qui souligne, comme si le mot n’exprimait pas assez éloquemment son état d’esprit. — M. Vuarin était du reste fort exactement renseigné sur les faits et gestes de son ami, car on trouve parmi ses papiers deux fragmens de lettres qui n’étaient pas faites pour calmer ses inquiétudes. L’une est datée de Gênes, 31 décembre 1831 : « J’ai vu, y lit-on, j’ai vu l’abbé de Lamennais à son passage ; il nous a donné une soirée, et trois heures durant, nous l’avons entendu colérer, extravaguer, déraisonner. Quantum mutatus ab illo ! Son hérésie politique pourrait bien le jeter dans l’hérésie religieuse ; il va à Rome pour convertir le Pape, et si le Souverain Pontife a l’impertinence de lui rire au nez, M. l’abbé pourrait bien lui retirer le brevet d’infaillibilité, qui, je le crains, n’a été concédé au Saint-Siège qu’à la charge par lui de reconnaître l’infaillibilité de M. l’abbé de Lamennais et de son école. » Dans une autre lettre « écrite par une personne grave », et datée de Rome, 3 janvier 1832, on lit : « Une semaine tout entière s’est déjà écoulée depuis que l’abbé de Lamennais est arrivé à Rome pour des motifs qui vous sont assez connus ; néanmoins, il n’a pas encore fait la moindre démarche pour être admis à l’audience de Sa Sainteté. Il est venu pour demander au Saint-Père si c’est un délit que de combattre pour la justice, pour la vérité, pour Dieu… Les âmes des bons sont vraiment affligées et craignent l’issue d’une affaire aussi délicate et aussi difficile. »