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s’endettent pour l’enrichir. Avec leur argent, il forge une ceinture inexpugnable à sa patrie. Des deux côtés de la voie, aussi loin que la vue peut s’étendre, sur les pâles prairies, sur les eaux souillées, des bennes emplies de houille ou de minerai circulent automatiquement le long des fils aériens. Ces servantes mécaniques apparaissent à l’horizon, comme de lents oiseaux de proie qui emporteraient dans leurs aires les entrailles de la terre dépecée. Elles vont les livrer à des milliers de bras qui transformeront ces noires matières en force, en richesse ; pas en joie. Nulle part peut-être, sur notre vieux continent, l’effort humain n’est aussi titanesque, aussi violemment tendu que dans ce bassin de la Ruhr ; et nulle part le déshonneur de la terre enlaidie n’attriste autant les yeux. Ils cherchent vainement les aspects maternels de la nature, la grâce d’un lambeau de forêt, d’un vallon préservé.

Ces campagnes furent belles et riantes, avant que la rapace industrie ne les contraignît à suer par tous les pores le fer et le charbon, avant qu’elle n’en eût fait un cadavre de paysage, grouillant d’innombrables vers, roulé dans un suaire de fumée. Admirons avec les économistes ce triomphe du génie humain et de la civilisation, ces multitudes qui peinent savamment sur un sol défiguré. Mais pourquoi ? Où fabrique-t-on du bonheur, dans ces usines haletantes ? L’historien du commerce à travers les âges, mon érudit confrère Georges d’Avenel, me dit qu’on n’en a jamais fabriqué : ce produit n’est mentionné dans aucun des inventaires qu’il a compulsés. Alors, à quoi bon tout le reste ? La terre ne se mettra-t-elle jamais en grève pour revendiquer son droit à la beauté, à la douce paix qu’elle répand sur ses enfans, lorsqu’ils se contentent de cueillir ses fruits et ses moissons ? Questions de songe-creux. Il fut un temps où les multitudes s’épuisaient à construire les magnifiques pyramides du Pharaon : nous estimons que c’était une grande vanité. Il fut un autre temps où l’on enseignait aux pauvres diables qu’ils devaient se mortifier, se renoncer, bâtir une haute cathédrale au-dessus de leurs chaumières, vivre à son ombre dans la méditation et la prière, avant d’aller chercher leur récompense dans le cimetière voisin, seul but du voyage terrestre et commencement de la vraie vie. Ce temps paraît stupide aux hommes d’aujourd’hui. Le nôtre enseigne à ces ouvriers qu’ils sont ici-bas pour créer de la richesse, toujours plus, au profit d’un patron qui se ronge de