Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moribonde, pour l’assister jusqu’à son dernier souffle. Très croyant, chrétien pratiquant, il entreprit, seul contre tout l’entourage, de ramener à l’Eglise une âme qui, depuis sa jeunesse, en était éloignée, et son témoignage nous apprend que ses efforts eurent plein succès. « Je l’ai vue expirer, écrira-t-il au comte d’Albon[1], et j’ai été assez heureux pour lui faire recevoir tous les sacremens, en face et en dépit de toute l’Encyclopédie. Elle est morte dans les sentimens les plus chrétiens. » Toutefois l’amour divin, en reprenant ses droits sur le cœur de Julie, n’en chassa point l’amour profane. Guibert, jusqu’à la dernière heure, occupa sa pensée. Ecarté du lit d’agonie par une sévère consigne, il passait ses journées dans la chambre de d’Alembert, faisant à chaque minute demander des nouvelles, suppliant que l’on fît appel à tous les médecins de Paris, tantôt suffoqué par les larmes, tantôt plongé dans un morne abattement[2]. Ce désespoir, rapporté à Julie, portait le trouble dans son âme, en la rattachant, malgré elle, à cette vie qui l’abandonnait. Dans sa furieuse impatience de mourir, elle en arrivait à souhaiter de n’être plus aimée, pour s’en aller plus aisément. C’est sous l’empire de cette idée que, le mardi 21, à quatre heures de l’après-midi, elle demanda son écritoire, et que, soulevant sa main par un suprême effort, en caractères un peu tremblés, lisibles cependant, elle traça quelques mots à l’adresse de Guibert. Voici ce court billet[3], le dernier sorti de sa plume, où, parmi les obscurités d’une pensée déjà vacillante, vibre un suprême écho de cette passion, qui lui valut une heure de joie et deux ans de torture : « Mon ami, je vous aime ; c’est un calmant qui engourdit ma douleur. Il ne tient qu’à vous de le changer en poison, et, de tous les poisons, ce sera le plus prompt et le plus violent. Hélas ! je me trouve si mal de vivre, que je suis prête à implorer votre pitié et votre générosité pour m’accorder ce secours. Il terminerait une agonie douloureuse, qui bientôt pèsera sur votre âme. Ah ! mon ami, faites que je vous doive le repos ! Par vertu, soyez cruel une fois. Je m’éteins. Adieu. »

Ces lignes écrites et cachetées, elle appela d’Alembert ; en quelques phrases à peine distinctes, murmurées plus qu’articulées, elle le remercia humblement de ses bontés, de son long

  1. Lettre du 28 mai 1776. — Archives d’Avauge.
  2. Mémoires de Mme Suard.
  3. Archives du comte de Villeneuve-Guibert.