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consumée de chagrin, que mon pouls, que ma respiration annoncent une douleur active, et il s’en va toujours en disant : Nous n’avons point de remèdes pour l’âme. »

Il est rare, au surplus, dans cette dernière période, qu’elle fasse appel aux lumières de la Faculté. Elle a pris le parti de se soigner elle-même, et son unique souci est de se délivrer de la souffrance physique. « Des calmans, » c’est-à-dire des soporifiques, voilà presque son seul remède, dont elle use immodérément et qu’elle s’administre à sa guise, malgré les remontrances de ses meilleurs amis. C’est ce dont la reprend, avec esprit et sans succès, la comtesse de Boufflers : « C’est une chose bien singulière[1]de trouver une personne d’esprit qui redoute les médecins et non les drogues. Vous vous imaginez donc que c’est avec un couteau qu’ils tuent les gens ? Croyez-moi, leurs pilules sont plus malsaines que leur présence ; et quand on se livre une fois aux médicamens, le plus court est de les consulter ; quelque ignorans qu’ils soient, ils en savent encore plus que nous là-dessus. » Nul raisonnement n’a prise sur son obstination, car cette conduite fait partie d’un plan préconçu, et cette phase ultime de sa vie n’est, à vrai dire, qu’un lent suicide, froidement prémédité, accompli sans faiblesse. Elle prend, dès cette époque, toutes ses dispositions dernières, réglant d’avance les détails de son enterrement, indiquant avec minutie ce qu’on doit faire après sa mort, comme de « lui faire ouvrir la tête par un chirurgien de la Charité, » funèbres vœux qu’elle confie à Guibert et qui le glacent d’horreur : « Il faut donc, s’écrie-t-il[2], que vous soyez sans aucune sorte de sentiment pour moi, pour porter ainsi le désespoir dans mon âme ! Mais vous ne l’y portez, pas, dites-vous ; tous mes chagrins ne sont que fugitifs ; mes larmes mêmes ne prouvent rien, j’en ai si souvent versé ! Peu s’en faut que vous n’alliez à dire qu’elles sont fausses ! »

Telle est effectivement l’idée qui la poursuit sans cesse, la seule crainte qui l’agite au seuil de la tombe entr’ouverte : Guibert l’oubliera vite et ne la pleurera pas longtemps. « Oh ! mon ami[3], rien n’est profond, rien n’est de suite en vous. Il y a des jours où la nouvelle de ma mort vous ferait à peine sensation ; et, voyez si je vous connais, peut-être y a-t-il tel moment

  1. Archives du château de Talcy.
  2. Février 1776. — Archives-du comte de Villeneuve-Guibert
  3. Lettre du 7 novembre 1775. Ibidem.