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que ce soit encore celui de mon ami ! » Après un court silence de Mlle de Lespinasse : « Je vous écris sans avoir l’espérance que vous me répondiez, mais je ne me lasserai pas, je vous poursuivrai de mon sentiment, dussiez-vous me mander qu’il vous est un supplice. » Sur une phrase où elle a laissé percer quelque amertume : « Ces mots m’effraient : Je ne vous aime pas partout où vous êtes. Ah ! moi, mon amie, je vous aime partout où je suis, et je ne changerai jamais[1]. » Ces protestations, à vrai dire, sont parfois accueillies par un sourire de doute et d’incrédulité : « Est-il bien vrai ? Avez-vous besoin d’être aimé de moi ? Cela ne prouve pas que vous soyez sensible ; cela prouve seulement que vous êtes insatiable[2]. » Néanmoins, pour le cœur malade de Mlle de Lespinasse, de telles paroles sont un baume bienfaisant, et sa plume retrouve par instans les douces expressions d’autrefois : « Ce qui est la première vérité, c’est que je vous aime avec autant d’âme que si vous aviez fait à mon repos et à mon plaisir le sacrifice de votre bonheur[3]. »

C’est aussi dans ce temps que, par hasard, elle rencontre un jour à Paris Mme de Guibert et sa mère : « J’ai été au-devant d’elles, dit-elle d’un ton de fierté, je leur ai parlé de leurs santés, de leurs talens, enfin j’ose vous répondre que vous entendrez dire que je suis bien aimable, et vous n’en croirez rien. » C’est à peine si cette mansuétude est acidulée d’ironie : « Je deviens parfaite à me faire peur. Je crois que je suis comme le cygne ; son chant de mort est le plus parfait. Enfin, c’est quelque chose. Vous direz : elle est morte mal à propos, c’est bien dommage ! » Quand la saison d’automne a définitivement ramené Guibert vers les bords de la Seine, elle le reçoit chez elle sur le même pied que trois années plus tôt, au début de leur connaissance, fréquemment, publiquement, dans une honnête intimité, qui ne comporte aucun remords.


Si cette situation nouvelle et délicate se maintient jusqu’au bout sans accroc et sans défaillance, c’est à Julie qu’en revient le mérite. Une scène que rapporte Guibert en est le témoignage. Certain soir de novembre, il la trouve seule chez elle ; il vient,

  1. Lettres de Guibert de septembre et d’octobre 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Lettre de Mlle de Lespinasse du 26 octobre 1775. — Édition Asse.
  3. Lettre du 18 octobre. Ibidem.