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pour porter le trouble et la douleur dans mon âme agitée ? Joignez à cela le désir que vous aviez de me quitter ; et pour qui étiez-vous si pressé ? Pouvais-je me calmer ? Je vous aimais, je souffrais, je m’accusais. » Vainement, le jour suivant, attend-elle une réponse ; Guibert se tait et fait le mort ; il n’explique pas les paroles ambiguës, il oppose le silence à ces interrogations angoissées. Ce mutisme avive les soupçons ; elle pressent avec certitude qu’il se trame quelque chose, qu’un malheur encore inconnu va fondre sur sa tête ; c’est avec des sanglots qu’elle implore l’aveu redouté : « Mon ami[1], soyez de bonne foi, je vous en conjure. Que faut-il faire pour mériter la vérité ? Dites, rien ne me sera impossible ; écoutez le cri de votre âme, et vous cesserez de déchirer la mienne… Estimez-moi assez pour ne pas me tromper. Je fais serment, par ce qui m’est le plus cher, par vous, de ne jamais vous faire repentir de m’avoir dit vrai. Je vous aimerai du trouble, de la honte que vous m’aurez épargnés ; jamais vous n’entendrez un reproche… Mon ami, songez-y bien, vous seriez bien maladroit et bien malhonnête, si vous manquiez cette occasion-ci de vous abandonner au penchant de votre âme ; songez que, de ce moment, il ne vous est plus permis de me laisser dans l’erreur. Je vous ôte tout prétexte de me tromper, et, si vous m’abusiez, vous seriez trop coupable ! »

Adjuré, pressé de la sorte, Guibert parla enfin ; il lui dit le secret dont elle devait mourir. Son mariage était résolu, l’époque presque fixée. Il épousait Mlle de Courcelles[2], une fille de dix-sept ans, jolie, intelligente, riche et de bonne naissance. Arrière-petite-fille de Dancourt, le célèbre auteur dramatique, elle avait des goûts littéraires et professait par suite une fanatique admiration pour le comte de Guibert. Ce projet de mariage était d’ailleurs presque vieux d’une année ; l’absence mystérieuse de Guibert, au mois de juillet précédent, n’avait d’autre motif qu’une première entrevue ; et si la réalisation avait alors dû être retardée, l’affaire n’était pas moins décidée en principe, et les

  1. Mars 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Alexandrine-Louise Boutinon des Hayes de Courcelles, née en 1758, morte en 1826, fille unique de Marc-Antoine Boutinon des Hayes de Courcelles, commissaire-général des Suisses et Grisons, et de Louise-Charlotte-Françoise Valmalette de Morsan. Marc-Antoine de Courcelles avait une sœur, Thérèse Boutinon des Hayes, mariée à Alexandre Le Riche de la Popelinière. C’est la célèbre Mme de la Popelinière, qui fut par conséquent la tante de la comtesse de Guibert.