Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/119

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tirades je ne sais quel air d’inachevé, de bâclé et d’improvisé. « Dites-moi, lui demande-t-elle[1], si vous vous accoutumez à vous hâter lentement, si vous vous résoudrez à faire comme Racine, qui faisait difficilement des vers. Mon ami, je vous impose le plaisir de lire, de relire tous les matins une scène de cette musique divine ; et puis vous vous promènerez, vous ferez des vers et, avec le talent que la nature vous a donné de penser et de sentir fortement, je vous réponds que vous en ferez de fort beaux. » Il admet de bonne grâce ces critiques enveloppées et semble accepter ces conseils : « Vous seriez bien contente de moi. Je ne fais quelquefois pas quatre vers par jour. Je me rends fort difficile ; tout ira bien. Mon Dieu, le superbe sujet[2] ! » Mais la nature reprend vite le dessus et, de plus belle, sa plume recommence à « courir la poste, » au grand chagrin de son amie. Une fois que, devant elle, il s’est laissé aller à « de petites et vilaines critiques » sur les faiblesses qu’il trouve dans La Fontaine : « Mon ami, réplique-t-elle avec quelque impatience, soyez difficile pour vous, avec vous, et ayez de l’indulgence pour ce qui est bon ; et surtout pardonnez-moi d’avoir raison[3]. »

Lorsque, en août 1775, à l’occasion des fêtes du mariage de Madame Clotilde, Marie-Antoinette fait jouer Le Connétable au château de Versailles, avec Lekain, Mme Vestris, des costumes, des décors qui coûtent 300 000 livres, Julie refuse nettement de prendre part à cette solennité, pour laquelle tout Paris s’arrache les fauteuils et les loges : « Non, je n’irai point au Connétable : je ne sais plus juger ni jouir de pareils plaisirs ; je prendrai le plus vif intérêt à vos succès, et j’en serai comblée. « C’est que, non sans raison, elle redoute pour Guibert l’épreuve difficile de la scène, et elle le conjure à l’avance de ne jamais l’affronter de nouveau : « J’espère que vous reviendrez cette nuit, écrit-elle le grand jour, soit que vous soyez couvert de gloire ou abattu par un médiocre succès ; mais, quoi qu’il en puisse être, jurez donc de ne plus faire jouer de pièce, au moins celle-ci, qui sera connue, jugée et qui, si elle vient à Paris, ne pourra qu’y perdre[4]. » C’est qu’en effet, quand chacun présage un triomphe, elle est seule à concevoir des doutes : « Si vous êtes[5]dans le

  1. Lettre du 27 août 1774. — Édition Asse.
  2. Lettre du 30 septembre 1774. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert
  3. Lettre du 26 septembre 1774. Ibidem.
  4. Lettre du 26 août 1775. — Édition Asse.
  5. Ibidem.