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pourquoi je vous dis tout cela. Je devrais être rebutée de vous dire mon avis ; vous avez la bonté de l’écouter, mais de le suivre, jamais[1] ! »

La bonne opinion de soi-même qui est le propre de Guibert est, au reste, bien excusable ; je ne sais quel cerveau aurait pu résister aux effets du vin capiteux que lui versait, sans trêve, l’admiration de ses contemporains. C’était l’époque où, laissant pour un temps ses études sur l’art de la guerre, il s’orientait vers la littérature. Une période de paix prolongée ne lui permettant pas d’être un nouveau Turenne, il s’avisait d’être un nouveau Corneille. Tout lui donnait à croire qu’il avait réussi. Sa première tragédie, Le Connétable de Bourbon, colportée par l’auteur de salon en salon, soulevait des transports d’enthousiasme. Les hommes, électrisés, s’épuisaient en applaudissemens ; les femmes tombaient en pâmoison[2] ; les princes du sang royal, le Duc d’Orléans, le Prince de Condé, sollicitaient l’honneur d’une audition particulière ; la Reine elle-même mandait le poète à Versailles, lui faisait lire Le Connétable et s’en déclarait fanatique. L’art extraordinaire du lecteur, la musique de sa voix, ajoutaient sans doute au succès ; mais Voltaire, à Ferney, subissait de loin le même charme, criait également au chef-d’œuvre, proclamait publiquement la pièce « étincelante de beaux vers, » toute « remplie de génie. » Sans d’ailleurs s’endormir sur ce lit de lauriers, » le « sublime écrivain » entreprenait sur l’heure une deuxième tragédie, Les Gracques, dont il espérait des merveilles : « Je commence le second acte, et je suis parfaitement content du premier, annonçait-il sans modestie à Mlle de Lespinasse[3]. Les plus grandes richesses se présentent à moi dans ce sujet. Il y en a qui vous tourneront la tête ! »

Dans ce concert de louanges hyperboliques, Julie est à peu près la seule qui parle librement et qui lui dise la vérité. Sa judicieuse finesse a promptement discerné le point faible de ces ouvrages, le vice qui gâte irrémédiablement les réelles qualités d’éloquence et d’élévation qu’on ne peut refuser aux écrits de Guibert, et elle le reprend sans relâche, avec douceur et fermeté, sur cette incorrection de forme, cette impropriété de termes, cette négligence de versification, qui donnent à ses pompeuses

  1. Lettre du 26 août 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.
  2. Mélanges de Mme Necker.
  3. Lettre d’août 1774. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.