Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 30.djvu/113

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quel dédale malheureux ! » Suit une dissertation confuse sur des « mensonges » qui sont, dit-il, plutôt des « réticences, » et qui d’ailleurs lui coûtent si fort que, lorsqu’il les profère, « son visage et le fond de sa pensée font en même temps réparation à la vérité. » Il termine par ce trait, plus juste que rempli de tact, et qui blessa au vif la sensibilité chatouilleuse de Julie : « Eh ! grands Dieux, n’y a-t-il pas entre votre situation et la mienne des rapports qui doivent exciter votre indulgence ? Vous m’aimez, et votre âme est remplie de M. de Mora. Si je vous proposais de vous détacher de son souvenir, ce serait vous arracher la vie. Mon amie, nous sommes, vous et moi, d’étranges exemples de l’activité du cœur humain ! »

Le résultat de cette défense fut ce qu’on en pouvait attendre : une lettre foudroyante[1]annonçant une irrémédiable rupture : « Jusqu’à quel point j’ai été égarée et jetée au-delà des bornes de la vertu, et munie de tout intérêt personnel !… Ce sacrifice, mon Dieu, quel en était l’objet ? Un homme qui n’a jamais été à moi, et qui est assez cruel et assez malhonnête pour me dire qu’il m’a faite sa victime, sans m’aimer ! Après avoir trahi la vérité, après m’avoir trompée mille fois, il prend un plaisir barbare à prononcer une vérité qui m’avilit et qui me désespère. Oh ! Ciel, n’y a-t-il point de vengeance ! Faut-il seulement se borner à haïr et à mourir !… » Longtemps, sur ce ton véhément, se poursuit le réquisitoire, passant de l’ardente invective à la plus amère ironie : « En ne me laissant que la ressource du désespoir, vous me dites que je vous dois de l’indulgence, vous vantez la délicatesse de votre sentiment, qui vous faisait me tromper et mentir du matin au soir. Mon Dieu, qu’il est cruel d’entendre une justification qui est un outrage de plus pour moi ! Cette passion, que vous prétendez qui vous ramène toujours à un objet qui y répond si peu, cette passion si forte, si involontaire, vous a pourtant permis d’assurer à quelqu’un que vous n’étiez plus amoureux de cette femme, et que vous aviez l’âme si libre, si dégagée de tout sentiment, que votre désir le plus vif était de vous marier. Comment accordez-vous tout cela ? »

La fin de cette éloquente philippique dénonce un parti arrêté de brûler ses derniers vaisseaux : « Perdez donc cette lettre, suivant votre usage, ou gardez-la, si vous l’aimez mieux, pour la

  1. Lettre du 3 septembre 1774. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.