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de Phèdre ? Non certes. Car le don le plus magnifique du poète est la puissance assurément divine qu’il a de créer à son image des êtres vivans et d’évoquer les ombres. » La poésie doit être impersonnelle, présenter à l’homme l’humanité sous ses aspects durables et dans la personne de ses représentans éminens ; et d’ailleurs, en évoquant des êtres distincts de lui, le poète pourra, aussi clairement que dans la plus explicite des confessions, nous découvrir toute son âme et nous révéler son originalité tout entière. C’est le premier point et on voit aisément les conséquences qu’il entraîne. Car, pour être plus sûr de ne rien nous livrer des aventures personnelles de sa sensibilité, le poète aura soin de s’échapper de son milieu, et de se reporter par l’imagination à travers les époques disparues. Cette poésie sera historique. Elle devra nous donner de chaque époque une image aussi exacte que possible. Et pour cela elle poursuivra par tous les moyens la perfection. Impersonnalité scientifique, perfection artistique, c’est ce qu’on veut dire quand on parle de l’union de la science et de l’art, et c’est le programme même que l’auteur, après l’avoir si nettement conçu, a eu le mérite de suivre et d’appliquer dans les Trophées.

Cette conception de la poésie, J.-M. de Heredia l’avait reçue d’un autre, et il ne se faisait pas faute d’en convenir. Leconte de Lisle a toujours été pour lui le maître, dans le sens complet et précis du mot, comme étaient les maîtres d’autrefois auprès de qui l’apprenti docile allait apprendre les traditions de l’art et les secrets du métier. Il lui a dédié les Trophées et n’a manqué aucune occasion de lui témoigner sa reconnaissance. Ce dont il lui savait le plus de gré c’était d’avoir été pour ceux qui l’approchaient une sorte de professeur de poésie. Et lui-même s’efforçait de rendre aux jeunes gens un service analogue. Car il était aussi éloigné que possible de croire que l’Art poétique dût être bouleversé tous les dix ans. Au contraire il pensait que c’est un art essentiellement traditionnel, que nous bénéficions du travail fait sur les mots par tous ceux qui nous ont précédés, et que les jouissances que le rythme apporte à notre oreille sont les effets d’une longue habitude et d’un affinement progressif. Si différent qu’il pût être lui-même des poètes qui l’avaient immédiatement précédé, il savait les admirer et les aimer. Jamais plus magnifique portrait de Lamartine n’a été tracé que dans ce même Discours où J.-M. de Heredia fait, du poète, de l’orateur, du chef d’État, un héros qui manquait à la galerie des Trophées. Aux leçons de Leconte de Lisle, il faut joindre l’influence de Flaubert, dont on sait assez que le dogme favori était celui de l’impersonnalité de l’écrivain et que tous les pré-