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abhorrait comme moi les tyrans et les persécuteurs, on ne serait pas obligé d’en garder de cette espèce, et nous jouirions tous du bien inestimable de la liberté. Mais les hommes ne sont pas faits pour le bonheur ; leurs sottises et leurs folies les attachent à la chaîne de l’esclavage[1]. » Devinerait-on à ce langage un homme de vingt-quatre ans, coqueluche des salons élégans ? Et peut-on s’étonner qu’on ait rapidement distingué dans les cercles philosophiques cet étranger, d’apparence presque juvénile, qui, s’exprimant dans notre langue avec une correction parfaite, apportait dans les controverses une éloquence chaude et contenue, tant d’enthousiasme avec tant de mesure, l’assurance de la conviction tempérée par la modestie ?

C’est bien, en effet, sous ces traits que dépeignent Mora ceux qui le virent à cette époque, et, ce qui nous intéresse davantage, c’est tel qu’il apparut à Mlle de Lespinasse le jour où le hasard les mit tous deux en présence. Fréquentant dans les mêmes milieux, ayant mainte relation commune, cette rencontre d’ailleurs était inévitable, et le seul sujet d’étonnement est qu’elle se soit produite si tard. Depuis deux ans déjà, l’héritier du comte de Fuentès était l’hôte de Paris, quand il connut celle que la destinée avait marquée pour transformer sa vie. Une lettre de Julie fixe la date de l’événement au dernier mois de l’année 1766 : « Je veux vous parler, écrit-elle[2], de ce qui m’affecte en ce moment, d’une nouvelle connaissance dont j’ai la tête pleine, et dont je vous dirais que j’ai le cœur plein, si vous ne me niiez pas d’en avoir un. » Le portrait que, dans cette même lettre, elle trace du jeune Espagnol, démontre l’impression profonde laissée par leurs premières causeries : « Une figure pleine de bonté et d’agrément, et qui inspire la confiance et l’amitié,… un caractère doux et liant, sans être fade, une douce chaleur sans emportement, un esprit ferme, juste, rempli de traits et de lumières, un cœur, ah ! quel cœur !… Tous ses premiers mouvemens sont l’expression de la vertu, tous ses discours la respirent, et toutes ses actions en sont le modèle. » Longtemps, sur ce mode lyrique, elle donne cours à son enthousiasme, célébrant tour à tour la modestie et l’oubli de soi-même, le naturel, la loyauté et la

  1. Appendice aux Lettres inédites de Mlle de Lespinasse, publiées par M. Ch. Henry, et Retratos de Antano, passim.
  2. Lettre du 19 décembre 1766, publiée par M. Isambert, d’après les papiers de Hénault, passim. La lettre paraît adressée au baron d’Holbach.