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« Il ne vous présente que des illusions de nourriture… Son recitativo : peu de viande, pas mal d’os et beaucoup de bouillon. J’appelle ce récitatif alla genovese, par quoi je n’entends pas du tout être aimable pour les Génois. » La musique de Wagner n’est pas idée ou pensée, mais rêverie. Elle a pour élément, au lieu de la forme, c’est-à-dire de la mélodie, la couleur, autrement dit le timbre et l’instrumentation. « Etudions avant tout les instrumens… La couleur du son est décisive ; ce qui résonne est presque indifférent. »

D’où il suit que la symphonie wagnérienne, avec ses immenses développemens, se réduit pour Nietzsche, pour le second Nietzsche du moins, à des combinaisons non de lignes, mais de points ou d’atomes sonores. « Je le répète, Wagner n’est digne d’admiration et d’amour que dans l’invention de ce qu’il y a de plus infime : la conception des détails. On a toutes les raisons de le proclamer en ceci un maître de premier ordre, notre. plus grand miniaturiste musical, qui fait tenir dans l’espace le plus petit une infinité d’intentions et de subtilités. » Peut-être ; mais le génie de Wagner offre des contrastes et des contre-parties. Nietzsche les voyait mieux autrefois. Alors il se sentait « en face de courans opposés, mais aussi d’un fleuve au cours puissant qui .les domine tous. Le fleuve coule d’abord irrégulièrement… ses ondes semblent vouloir se séparer et suivre des directions différentes… Nous voyons leur mouvement devenir plus fort et plus rapide… et tout à coup, vers la fin, le large fleuve dans toute sa force se précipite vers l’abîme avec un désir fatal du gouffre et de ses fureurs. Jamais Wagner n’est plus lui-même que lorsque les difficultés s’accumulent et qu’il peut agir dans des conditions gigantesques avec la noble joie du législateur. »

Wagner est lui-même dans les deux cas et comme à ces deux extrémités de son génie. Et ce n’est pas la moindre injustice de Nietzsche d’oublier l’une pour l’autre et, laissant échapper un des bouts de la chaîne, d’abandonner pour l’analyse minutieuse, infinitésimale peut-être, la synthèse grandiose et véritablement infinie.

De Wagner écrivain, critique ou philosophe, Nietzsche ne s’est pas moins séparé, — lui-même disait délivré, — que de Wagner musicien. « Je ne connais pas d’écrits esthétiques qui donnent plus de lumière que ceux de Wagner… C’est un des tout à faits grands qui se lève ici comme témoin… Quelques-uns de ses écrits font faire toute velléité de contradiction et imposent