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usait jadis pour correspondre avec Mora et de confier ce qu’elle éprouve à cette ombre qui la poursuit[1]. « Savez-vous, confesse-t-elle, le premier besoin de mon âme, lorsqu’elle a été violemment agitée par la passion ou la douleur ? C’est d’écrire à M. de Mora. Je le ranime, je le rappelle à la vie ; mon cœur se pose sur le sien, mon âme se verse dans la sienne ; la chaleur, la rapidité de mon sang brave la mort, car je le vois, il vit, il respire pour moi, il m’entend ! Ma tête s’égare, et s’exalte au point de ne plus avoir besoin d’illusion ; c’est la vérité même[2]. » Ou encore elle l’invoque et, suppliante, implore humblement son pardon. « Oh ! mon ami, si dans le séjour de la Mort vous pouvez m’entendre, soyez sensible à ma douleur, à mon repentir. J’ai été coupable, je vous ai offensé, mais mon désespoir n’a-t-il pas expié mon crime ? Je vous ai perdu et je vis ; oui, je vis, n’est-ce donc pas être assez punie[3] ? »

Les lettres qu’elle adresse désormais à Guibert sont toutes pleines des réminiscences de son passé sentimental. Sans cesse, entre elle et son amant, elle dresse le spectre de Mora, comparant celui qui n’est plus à celui qui demeure, comparaison où le second n’a jamais l’avantage. Il faut confesser que Guibert fait preuve d’une rare patience à supporter ce désobligeant parallèle. C’est à peine si, de loin en loin, il risque une timide remontrance : « Ecrivez-moi, mon amie, dût votre lettre être pleine de M. de Mora[4]. » Le plus souvent, il accepte tout sans mot dire, avec la mansuétude et la résignation d’un homme qui, comme nous allons voir, ne se sent pas, sur tous les points, la conscience entièrement tranquille.


SEGUR.

  1. « Et vous, mon amie, répond Guibert à cette singulière confidence, votre plaisir s’est tourné en poison ; vous l’avez tout de suite apporté à cette ombre qui vous poursuit, vous lui en avez fait, part, vous lui avez écrit ! » (Lettre du 20 février 1775. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.)
  2. Lettre de 1775. — Édition Asse.
  3. Lettre du 15 septembre 1774. Ibidem.
  4. Lettre du 17 août 1774. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.