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Jamais, il faut le reconnaître, la mémoire de Mora ne s’effacera de l’âme de son amie. Elle est fidèle au mort plus qu’elle ne le fut au vivant. La faute dont elle est coupable envers lui ne l’incite pas à chercher un refuge dans le port commode de l’oubli. Elle déploie, au contraire, une sorte d’acharnement à évoquer ce qu’elle appelle « son crime ; » elle s’en accuse sans cesse devant celui qui en fut le complice. La compassion de ses amis, attribuant sa tristesse à ses regrets et non à ses remords, l’irrite parfois au point que peu s’en faut qu’elle ne laisse échapper son secret. Le jour où Suard lui fait, au sujet de son deuil, une visite de condoléance : « Je ne suis pas digne de votre intérêt, » lui répond-elle d’un ton farouche. Il n’en put tirer autre chose, et ne comprit le sens de ces paroles que trente années plus tard, lorsqu’il lut pour la première fois les lettres à Guibert[1]. On dirait, par instans, qu’elle cherche à se punir elle-même, en ne manquant nulle occasion de réveiller l’image de « l’être parfait et sacré » envers lequel elle a péché. Quand, quelques mois plus tard, Guibert passe à Bordeaux, elle l’oblige à faire une enquête, à interroger le consul, à recueillir sur les dernières heures de Mora de minutieux détails, dont elle nourrira sa douleur. L’année d’après, sachant que Luis Pignatelli vient de débarquer à Paris, elle veut le voir, l’entendre parler de son frère, malgré le mal affreux que lui fera cet entretien, dont elle sort en effet brisée : « Sa présence me tue[2]. Le son de sa voix me fait frissonner de la tête aux pieds. Je suis alternativement pénétrée de sensibilité et d’horreur. » Et que sera-ce le jour où un hasard tragique lui fera parvenir deux lettres, longtemps égarées par la poste, deux lettres de celui qui, depuis une année, repose au fond de son cercueil ? Ce langage d’outre-tombe résonne à son oreille comme un avertissement sinistre, un appel du défunt à venir promptement le rejoindre[3].

A vivre ainsi continuellement parmi les lugubres souvenirs et les images funèbres, elle s’entretient dans une exaltation qui parfois confine au délire. Il lui arrive, aux heures d’émoi, — que ce soit bonheur ou chagrin, — de reprendre la plume dont elle

  1. Mémoires de Mme Suard, passim.
  2. Lettre du 13 mars 1778. — Édition Asse.
  3. Lettre du 14 mai 1775. Ibidem.