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et qu’elles sont noires. » Il fut aisé de présager, dès le premier coup d’œil, quel serait l’avenir d’une union aussi mal assortie que légèrement conclue.

Si Mme de Mora semble n’avoir que peu marqué dans l’existence de son époux, il n’en fut pas de même de sa famille. En effet, le comte d’Aranda[1] exerça sur son gendre une influence profonde et décisive, et ce fut lui qui l’orienta vers la voie qu’il suivit plus tard avec une ardeur passionnée. Il convient donc pour ce motif d’esquisser au passage la figure de cet homme d’Etat. Dans un pays où les idées étaient, pour ainsi dire, figées depuis des siècles, où les seigneurs qui composaient la cour de Charles III semblaient coulés dans le même moule que ceux du temps de Philippe IV, affichaient les mêmes préjugés, vivaient dans la même oisiveté et se targuaient de la même ignorance, don Pedro d’Aranda eut, l’un des premiers, cette audace de tourner le visage au vent qui soufflait de l’autre versant des Pyrénées, et de prêter l’oreille à l’Évangile de la doctrine nouvelle. Pendant de longues années, il représenta presque seul, à la cour de Castille, l’esprit réformateur, et, lorsqu’il parvint au pouvoir, il donna cet exemple rare d’un homme qui veut appliquer ses idées et dont les actes sont d’accord avec ses théories. Il apportait d’ailleurs au service de sa cause plus de volonté que d’esprit. Sa parole était lente, lourde et souvent obscure. Quand il vint plus tard à Paris, précédé d’un immense renom, il fut une amère déception pour ses admirateurs ; au sortir d’un dîner organisé en son honneur à son arrivée à Versailles : « Non seulement il ne m’a pas dit une chose spirituelle[2], s’écriera sa voisine de table, mais il a été dans le plus lourd et le plus commun ! Il est vrai que je le crois un peu sourd, et qu’il n’y voit pas. » Caraccioli le comparait à « un puits fort profond, dont l’orifice est étroit. » Aux dons brillans qui lui manquaient, il suppléait d’ailleurs par le jugement et par le caractère. « Il avait, écrit le duc de Lévis[3], de la dignité sans arrogance, de la gravité sans lenteur ; il était impénétrable sans être mystérieux. » Sa fermeté d’humeur allait jusqu’à l’entêtement : « une mule aragonaise, » disait de lui Charles III. Sa discrétion était à toute

  1. Don Pedro Abarca y Bolea, comte d’Aranda, né en 1718, président du Conseil de Castille de 1766 à 1773, mort en 1799.
  2. Lettre du 13 septembre 1773, au comte de Périgord, citée par M. Morel Fatio, dans ses Études sur l’Espagne.
  3. Souvenirs et portraits.