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qu’on y entende des cris d’extase ou des sanglots de désespoir ; mais avons-nous le droit de nous en étonner ? L’amour à l’état de délire est, comme la fièvre chaude, une chose exceptionnelle, et l’on peut se demander s’il le faut déplorer. Pour ne pas être frénétique, le sentiment n’en est pas moins sincère. La transformation qui s’opère dans la période de quarante ans qui précède la Révolution reste un fait patent, indéniable, auquel ont contribué, dans une large mesure, deux des plus célèbres écrivains du temps, Jean-Jacques Rousseau et Richardson. C’est en effet l’une des preuves concluantes de l’influence de la littérature, que l’action exercée sur l’imagination des femmes par l’apparition de ces œuvres, dont tant d’entre elles ne connaissent guère aujourd’hui que le nom, La Nouvelle Héloïse, Clarisse Harlowe, Sir Charles Grandison. Dans les ruelles et dans les boudoirs, il sembla qu’un long frémissement secouât leur torpeur égoïste ; elles s’éveillèrent comme au souffle vif du matin. Leurs yeux s’ouvrirent ; elles prirent conscience du mal obscur dont elles souffraient, le vide moral, le néant des plaisirs, la vanité d’une existence sans idéal ; et le remède leur apparut dans le retour aux joies du cœur et à la vie sentimentale. Au fond de ces âmes desséchées, se rouvrit la source des larmes ; la flamme éteinte se ralluma, plus brillante après les ténèbres ; et l’amour apparut comme un dieu nouveau, bienfaisant, d’autant plus adoré qu’il avait été méconnu.

Sans doute, pour bien des femmes, l’évolution est plus apparente que réelle : c’est une mode, une attitude, une élégance en quelque sorte, plutôt qu’une métamorphose intérieure. Beaucoup toutefois sont vraiment touchées par la grâce, et quelques-unes atteintes jusque dans l’essence de leur être. De ce nombre, et plus que toute autre, est Mlle de Lespinasse. Naturellement ardente, impétueuse, excessive, dès qu’elle eut entrevu l’abîme de la passion, elle s’y jeta à corps perdu, et ne put jamais se reprendre. Elle aima l’amour pour lui-même, et plus peut-être encore que son objet. Ce fut, en un instant, le centre et le but de sa vie. « Lisez dans le fond de mon âme, s’écrie-t-elle ; voyez-y plus encore et mieux que je ne vous dis. Peut-on jamais exprimer ce qu’on sent, ce qui anime, ce qui fait qu’on respire, ce qui est plus nécessaire, oui, plus nécessaire que l’air, car je n’ai pas besoin de vivre et j’ai besoin d’aimer ! » Et constamment, mêlé aux plus chaleureuses effusions, revient comme un refrain le