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« Ne me fais pas de reproche, car, moi aussi, je souffre. » Et dans le ciel bleu on entrevoit d’innombrables anges « semblables à des atomes de soleil[1], » qui passent en faisant des gestes de désolation[2].

Ce grand dialogue entre la terre et le ciel a été repris plusieurs fois, au XVe et au XVIe siècle, quoique avec moins de sublimité. Un petit tableau rond du Louvre, qui est des dernières années du XIVe siècle, et qu’on peut attribuer à Jean Mallouel, représente Jésus mort entre les bras de son père. Les anges s’empressent en pleurant, et la Vierge, serrée contre son fils, le regarde avec une sorte d’avidité douloureuse. L’idée audacieuse de rapprocher du Christ mort Dieu le Père et la Vierge vient d’une page des mystiques qu’on trouve à la fois dans l’Arbor vitae de saint Bonaventure, et dans le Stimulus amoris du pseudo Anselme. Ici et là, le corps de Jésus-Christ est comparé à la robe sanglante de Joseph. Ses frères la rapportèrent à leur père en lui disant : « Une bête féroce l’a dévoré. » En présence de ce corps ensanglanté comme la robe de Joseph, saint Bonaventure place Dieu le Père et la Vierge. Il les interpelle tour à tour : « Ô Père tout-puissant, c’est ici le vêtement que l’on doux fils Jésus laissa entre les mains des Juifs. Et toi aussi, glorieuse Dame de miséricorde, regarde cette robe qui fut faite et tissue très subtilement de ta précieuse et chaste chair. »

Si l’on pouvait douter que le passage de saint Bonaventure ait donné aux artistes l’idée de réunir Dieu le Père et la Vierge auprès du cadavre de Jésus-Christ, on en aurait la preuve en étudiant un tableau sur bois du XVIe siècle qui se trouve à la Chapelle Saint-Luc, près de Troyes. Des inscriptions ne laissent aucun doute sur la pensée du peintre. Le dialogue s’engage entre Dieu et la Vierge. La Vierge montre au Père le corps sanglant de Jésus : « Regarde, dit-elle, n’est-ce pas là la tunique de ton fils[3]. » Et Dieu, douloureusement, répond par le mot des fils de Jacob : « Une bête féroce l’a dévoré[4]. »

Toutefois, il est assez rare de rencontrer Dieu et la Vierge se lamentant ensemble sur le corps de Jésus. D’ordinaire les artistes se contentent de représenter le Père portant son fils mort sur

  1. Sainte Brigitte
  2. Bibl. Nat. latin 9471.
  3. Vide an sit tunica filii tui annon.
  4. Bestia pessima devoravit filium.