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douloureuse. Que regarde-t-elle ? Les mystiques vont nous l’apprendre. « Elle regarde, dit sainte Brigitte, ses yeux pleins de sang, sa barbe agglutinée et dure comme une corde. » « Elle regarde, dit Ludolphe des Chartreux, les épines qui sont enfoncées dans sa tête, les crachats et le sang qui déshonorent son visage, et elle ne peut se rassasier de ce spectacle. » Pourtant, elle ne pousse pas un cri, ne profère pas une parole. Telle est la Pitié de Bayel, en Champagne, véritable chef-d’œuvre d’émotion contenue.

D’autres fois la Vierge, sans regarder son fils, le serre de toute sa force contre sa poitrine. Elle met dans son étreinte tout ce qui lui reste de vie. On dirait qu’elle veut le défendre. C’est ainsi que se présente la farouche Pitié champenoise de Mussy. L’artiste a évidemment choisi le moment où Joseph d’Arimathie vient prier la Vierge de lui laisser ensevelir le cadavre. En pleurant, il lui rappelle que l’heure est venue. Déjà, il essaie de prendre le corps dans ses bras, mais, elle ne veut pas s’en séparer, ni qu’on le lui enlève. C’est là un épisode qui a été longuement développé dans toute la littérature pieuse du XVe siècle.

Mais voici une Pitié d’un tout autre caractère. À Autrèche en Touraine, la Vierge, les yeux baissés, joint les mains et prie. Sa douleur est enveloppée d’une décence, d’une pudeur admirables. Ici la beauté de la pensée approche du sublime. La Vierge, conformément à la pensée de saint Bonaventure, donne au monde l’exemple du sacrifice. Les Pitiés de Bayel, de Mussy remuent la sensibilité jusque dans les profondeurs, celle-ci parle aux parties les plus hautes de l’âme. Elle enseigne, avec une douceur pénétrante, l’idée maîtresse de christianisme : l’oubli de soi-même. Je tiens cette Pitié d’Autrèche pour une des belles inspirations de l’art chrétien.

Même quand les Pitiés se ressemblent, il y a entre elles des différences légères, par où le sentiment de l’artiste s’exprime. C’est quelquefois le cadavre qu’il a étudié avec le plus de soin. Ici, il est rigide ; là, il pend des deux côtés, « souple comme un ruban. » Ce n’est plus qu’une enveloppe vide d’où l’âme s’est retirée. Ailleurs, les cheveux que ne retient plus la couronne d’épines suivent le mouvement de la tête et tombent en lourdes masses. Ces trouvailles d’un artiste bien doué ont été copiées par tout un atelier. Quand on aura pris la peine d’étudier toutes nos Pitiés, ces petits détails, bien observés, permettront