Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/666

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tient la Passion. Ces recueils d’hymnes sont un fleuve de poésie. Pendant deux siècles, la pitié a débordé des âmes. En France, en Allemagne, des poètes qui ne se connaissent pas, qui ne s’imitent pas, chantent avec une égale ferveur la lance, les clous, les épines de la couronne, le bois de la croix, les plaies, le sang du Christ. Le même sujet est repris cent fois et cent fois renouvelé. Ces œuvres tendres, ingénieuses, exquises, sont fouillées avec autant d’amour qu’un beau retable de chêne ou d’ivoire. Plusieurs de ces courts chefs-d’œuvre, que la Passion a inspirés, méritent d’être comparés aux plus touchantes « pietas, » aux plus tragiques mises en croix, que la peinture et la sculpture aient produites. C’est de la sorte qu’on peut mesurer la force d’un sentiment.

Ceux qui vivent dans le siècle montrent la même dévotion aux souffrances de Jésus-Christ. Philippe de Maizières, le bon serviteur de Charles V, rêve, sur ses vieux jours, de fonder un nouvel ordre de chevalerie en l’honneur de la Passion. Vers le même temps, Isabeau de Bavière fait écrire pour elle des Méditations sur la Passion de Jésus-Christ. Le peuple se contente d’assister aux Mystères, mais, quand les imprimeurs commenceront à faire des livres à son usage, il achètera volontiers les innombrables petits Traités, Miroirs, Orologes de la Passion qui paraîtront dans toutes les langues de l’Europe.

Que disent tous ces livres ? Si l’on veut en sentir toute la nouveauté, il faut les comparer à ceux des anciens docteurs.

Un curieux phénomène, et qui frappe d’abord, c’est le petit nombre de traités ou de sermons consacrés à la Passion, au XIe, au XIIe, au XIIIe siècle même. Les sermonnaires entretiennent plus volontiers les fidèles de la naissance et de la résurrection de Jésus-Christ que de sa mort. Ou s’ils en parlent, ce n’est pas pour les attendrir, mais pour les instruire. Le sermon d’Ives de Chartres sur la Passion est le modèle du genre ; on n’y trouve pas autre chose que des symboles. Le souvenir de la Passion ne fait pas verser de larmes à saint Anselme, car, au moment où il va s’émouvoir, il songe qu’il devrait bien plutôt se réjouir, puisque la mort de son Dieu l’a sauvé. L’imagination répugne encore à se représenter le détail des souffrances de Jésus-Christ. Elle ne veut pas le voir amaigri, sanglant, livide. Voici comment, au XIIe siècle, on se figure Jésus mourant sur la croix : « Il incline la tête parce qu’il veut nous donner un baiser, il étend les bras