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quelque chose de lui chez tous les grands mystiques du XIVe et du XVe siècle.


II


Mais, sans prétendre apporter en un sujet si délicat une solution définitive, laissons à d’autres la recherche des causes, et contentons-nous d’étudier l’atmosphère morale où nos œuvres d’art sont nées.

Dès le commencement du XIVe siècle, la Passion devint la grande préoccupation des âmes. Sainte Gertrude écrit qu’aucun exercice ne peut se comparer à la méditation de la Passion. C’est Jésus-Christ lui-même qui le lui a enseigné[1]. Un vendredi saint qu’elle écoutait en pleurant le récit des souffrances du Sauveur, Jésus lui apparut soudain, et recueillit ses larmes dans une coupe d’or[2].

Suso ne se contentait pas de méditer la Passion : il la jouait pour lui tout seul, la nuit, dans la solitude de son couvent. Il imaginait que tel pilier du cloître était le Jardin des Oliviers, tel autre le prétoire, tel autre la maison du grand prêtre. Il allait de l’un à l’autre en portant une lourde croix, uni à Jésus-Christ et souffrant avec lui. Sa Passion se terminait devant le crucifix de la chapelle. En revenant, il croyait accompagner la Vierge, et il la voyait toute couverte du sang de son fils[3]. Il est probable que Suso a eu le premier l’idée de ce qu’on a appelé longtemps après « le chemin de la croix. »

Les livres consacrés à la Passion, méditations, poèmes, dialogues, commencent à se multiplier. Au XVe siècle, leur nombre croîtra encore. Pour leur donner plus de crédit, on les attribue à saint Bernard ou à saint Anselme. Mais rien dans ces livres, qui ne parlent qu’au sang et à la chair, ne porte la marque de ces grands docteurs. La plupart de ces opuscules sont anonymes.

Il faudrait se garder de croire que cette exaltation de la sensibilité soit particulière aux mystiques. L’Église tout entière entra dans ces sentimens. Que l’on parcoure les recueils liturgiques de Daniel, de Mone, de Dreves, et qu’on y cherche les hymnes du XIVe et du XVe siècle, on sera étonné de la place qu’y

  1. Vita, lib. III, cap. xlii.
  2. Ibid., lib. IV, cap. xxvi.
  3. Ibid., lib. XV.