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moi-même afin d’essayer si, ne pouvant la remettre en action, je serai du moins sensible au récit, — triste chose que de passer ainsi dans une égale et perpétuelle inquiétude des espérances vaines aux regrets inutiles ! Comme tout cela est imaginaire, et comme l’impuissance d’en jouir rend précieux les bien perdus ! Qui sait si la réalité vaudrait pour moi maintenant l’illusion du souvenir ?

La saison est absurde ; je n’ai jamais eu de goût pour le printemps. Je compte un ou deux printemps à peine qui sont marqués par des souvenirs très doux et me seront éternellement chers. Mais il faut avoir seize ans pour trouver du charme à cette saison douteuse de vert tendre et de bleu pâle, toujours indécise entre le soleil et la pluie, comme l’inconstante humeur d’une jeune fille entre le sourire et les larmes. C’est la saison des mais, des premières communions, du pain bénit, des cerfs-volans. Bientôt viendra cette abominable foire de Dompierre qui a été le jour néfaste, un des plus exécrés de mon enfance. En attendant, on se promène le soir du dimanche par un petit vent aigre-doux sur le cours Richard.

L’automne a je ne sais quoi de grave et de magnifique qui prête aux lieux les plus ingrats un charme extraordinaire, le charme du regret, la réverbération sereine du soleil qui s’en va ; le printemps laisse à toute chose sa plate, son indigente réalité.

Et puis, quel soleil, quel temps, quel froid ! Si je ne sentais pas d’avance le bon soleil de Blidah[1], si je ne revoyais pas la mer bleue, et les orangers et tout le reste, je ferais, je crois, comme les tortues à l’approche du long hiver, je m’endormirais de désespoir.

Je vois souvent ta famille, tu sais mon affection pour ta sœur[2] et pour Edouard et pour tous les tiens. Je trouve au milieu d’eux toutes tes qualités de cœur, et dans ta sœur beaucoup de tes qualités d’esprit. C’est la seule personne de La Rochelle que je regrette de ne point avoir auprès de nous… Je l’ai vue samedi dernier au bal de la préfecture où je me suis laissé entraîner.

Le bal était joli. J’y ai dansé toute la nuit, afin de faire aussi comme tout le monde et trouvant sot de poser dans un coin pour l’ennui de ceux qui vous voient. Je n’ai fait danser que des

  1. Fromentin projetait son second voyage en Algérie.
  2. Mlle Lilia Beltrémieux ; Edouard était leur frère.