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comme je vous le disais tout à l’heure, à la longueur des ombres croissantes. C’est la saison, vous le savez, où il se fait en moi un grand calme, où j’ai l’âme sonore comme l’air d’un soir humide, les sens reposés, le cœur paisible, un peu couvert ; les éclairs qui le traversent de temps en temps sont des éclairs d’automne qui n’amènent point d’orage. En ce moment, je ne sais pourquoi, j’ai des larmes dans les yeux, et je sens monter doucement un soupir de mon cœur à mes lèvres, comme ces globules d’air qu’on voit sortir doucement et sans bruit du fond des sources transparentes et s’échapper à travers l’eau, sans en agiter la surface. Ces sensations si puissantes seront-elles donc stériles ? Cette faculté si vive de s’émouvoir ne doit-elle être bonne à rien ?… »


Quelques mois s’écoulent. Eugène est de retour à Paris. Tout à coup, en mars 1846, profitant du voyage d’un camarade, le peintre Charles Labbé, Fromentin, à l’insu de sa famille, part avec du Mesnil pour l’Algérie. Il y passe un mois, il en revient enthousiasmé. Il a enfin trouvé, après l’avoir pressentie à travers l’œuvre de Marilhat, de Decamps, de Delacroix, la nature que son art est fait pour traduire. L’année 1846, pendant laquelle, tout à son travail, il ne prendra pas de vacances, va décider de sa carrière. Il sent qu’il touche au but. Son père lui-même paraît satisfait des dessins algériens qu’on lui envoie. Déjà embellie par les mirages du souvenir, l’Algérie s’évêque sous ce jeune pinceau avec un charme qui enveloppe les deux toiles d’Orient exposées par Fromentin à son premier Salon, celui de 1847, avec la Ferme aux environs de La Rochelle.

L’Exposition ouvrait alors le 15 mars. Trois semaines après, Eugène vient revoir les siens dont il était séparé depuis quinze mois. Sa mère s’évanouit en le recevant dans ses bras. Son père l’accueille assez froidement, blessé qu’on ne lui apporte pas un tableau à lui destiné. Eugène se décide alors à brosser pour ce père exigeant un Repos de la Sainte-Famille. Malgré son affection pour ses parens, il sent qu’entre leurs idées et les siennes, il y a, non pas, dit-il, opposition, mais séparation. A part Mlle Beltrémieux, la sœur d’Emile, qui, elle aussi, fait de la peinture en véritable artiste, personne dans l’entourage d’Eugène ne fréquente le monde de la pensée et de l’art où il a élu domicile : « Mlle Lilia est désormais la seule personne ici en qui je trouve