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Et puis, ce sont les alternatives habituelles d’espérance et de découragement. N’ayant point de ressources, il dépend de son père : on attend quelque chose de lui, et cependant il n’est ni avocat, ni peintre. Il faut aboutir, mais à quoi ? comment ?

Muré dans des pensées si étrangères aux préoccupations de son entourage, jamais Eugène n’a eu de ses amis un plus impérieux besoin.


A Paul Bataillard.


Saint-Maurice, dimanche soir, 15 novembre 1844.

… Votre lettre, mon ami, il faut que je vous le dise tout de suite, renferme une ardeur d’idées et comme un tumulte de sentimens qui ne vous étaient plus habituels depuis quelque temps ; je ne crois point être abusé par l’envie que j’ai de découvrir en vous ces signes récens de rajeunissement. Je pourrais vous souligner un grand nombre de phrases, que vous n’auriez pas écrites il y a trois mois, ou qu’en tout cas, vous n’auriez pas exprimées de la même façon ; — je les attribue aux circonstances que vous venez de traverser, et ce nouvel exemple vient à l’appui de mes convictions que vous savez. Quelqu’un (Chateaubriand, je crois) a dit, en des termes éloquens et concis que j’oublie, qu’il n’y a pas d’équilibre possible entre le cœur et l’esprit et qu’ils se développent communément en raison inverse l’un de l’autre. Il y a, si je ne me trompe, dans cette opinion que j’avais jadis acceptée sans examen, sinon une erreur complète, du moins une méprise singulière qui vient de ce qu’on sépare à tort le domaine du cœur de celui de l’esprit. Il est d’abord évident que, pris à leur point de départ, les mouvemens de l’un et de l’autre se confondent. Vauvenargues l’a dit : « Les grandes pensées viennent du cœur… »

Mardi soir, 11 heures. — Je vois bien ce qui nous manque : c’est un point d’appui. Ne le trouvant ni dans l’ambition de la fortune, ni dans celle de la gloire, ni dans une vocation irrésistible et cependant ne l’acceptant point des circonstances matérielles, il faut que nous le trouvions en nous. Or ce qui nous manque à tous, c’est la possession de nous-mêmes, cette possession complète de soi-même que la folie nous enlève, et qu’altèrent incessamment et amoindrissent des soins intérieurs, l’influence de la famille ou de la société, surtout le commerce des