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près apte à tout entreprendre. Mais cette facilité n’est pas du talent ; elle est plus dans la main que dans l’imagination, et d’ailleurs soumise, elle aussi, aux fluctuations de toutes mes facultés : La preuve, c’est que depuis mon arrivée, je n’ai rien fait, ou à peu près, en dessin, et que, si j’avais le temps de m’en occuper, je serais fort embarrassé de crayonner quoique ce fût ; ce sont des accès. Or le malheur veut que je prenne toujours ces accès passagers pour une vocation. Plus ils sont violens, plus ils ont de durée, plus je me fais illusion ; alors j’abandonne avec dégoût tout ce qui n’est pas l’objet privilégié de mes affections du moment, et vous qui êtes témoin de ces crises, de leur violence, de leur opiniâtreté, vous êtes dupe avec moi-même de cette illusion d’une imagination malade et d’un esprit irrésolu. Je n’ai qu’une aversion : tout ce qui est positif ; qu’une passion : tout ce qui se rattache plus ou moins à l’art ; mais le vague même de cette passion la condamne. Ne connaissez-vous pas autour de vous des esprits heureusement doués, rêveurs, enthousiastes, aussi prompts dans leur entraînement, qu’ingénieux à se désabuser, passant d’un extrême à l’autre avec sincérité, parce qu’ils sont à la merci d’un tempérament très inégal, pleins de paradoxes involontaires, trop réfléchis pour ne pas le reconnaître, trop démonstratifs pour les dissimuler, toujours séduits par le mirage éblouissant des souvenirs et des espérances, et se faisant de la sorte un monde impossible en dehors de la réalité du temps et des choses, capables de tout entreprendre, incapables de rien poursuivre, aussi faibles contre eux-mêmes que contre les autres, peuplant ainsi leur vie de projets sans sagesse et de regrets sans fruits, ne vivant pas, comme dit Pascal, mais se préparant à vivre, jusqu’à ce que leur imagination, mal alimentée, s’épuise de consomption, et que le hasard des circonstances les fasse échouer quelque part, à trente ans, dans un coin médiocre, imprévu, de la vie sociale ? Je suis de ces esprits-là, mon ami. Je m’abandonnerais sans doute aux événemens, si, comme je vous le disais, j’étais libre. N’ayant pas de vocation, je flotterais d’un essai à un autre et ne suivrais jamais une ligne directe, la seule qui mène au succès. Je sens très bien cela, je me connais, j’ai peur de moi…

Je suis donc bien décidé, mon bon Paul, à prendre un état. En cela je ne fais que devancer les intentions inflexibles de, mon père, mais un état qui se rapproche le plus possible du genre