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appelait avec raison sa conquête. Pendant deux ans encore, ses regards devaient rester invariablement fixés sur la frontière dans cette région.

En mai 1872, alors qu’il offrait de payer les trois milliards restant dus de l’indemnité de guerre, deux ans avant l’époque convenue, c’est-à-dire en 1872 au lieu de 1874, la diplomatie allemande, peu disposée à faire correspondre à cette anticipation dans les payemens une anticipation dans la libération du territoire par les troupes, laissa entendre que Belfort, Toul et Verdun ne seraient évacués que lorsque les payemens auraient complètement pris fin.

Le parti militaire s’agita. M. de Moltke crut ou feignit de croire que les propositions de M. Thiers n’étaient pas sérieuses, et que la France, en appétit de revanche, s’apprêtait à recommencer la guerre. La défiance du gouvernement allemand s’étendit à la Russie dont les témoignages amicaux pour nous étaient interprétés comme pouvant servir de base à un rapprochement, peut-être à une alliance[1].

M. Thiers prit peur. « Un mot, écrit-il, prononcé à Berlin, répandu dans toute l’Allemagne, me remplit de crainte : c’était Belfort. En Bavière, en Wurtemberg, dans le pays de Bade, on ne parlait jamais de Belfort sans s’indigner contre M. de Bismarck, parce qu’il nous l’avait abandonné ; et l’on disait tout haut que l’on ne nous le rendrait jamais. Ce propos, répété jusqu’à Rome, avait trouvé des échos en France. Chose plus inquiétante, un membre considérable du Conseil fédéral avait dit à M. de Gontaut : « Le parti militaire est vaincu ; on traitera avec vous « pour l’évacuation, mais, quant à Belfort, on ne vous le rendra « que le plus tard possible, à la dernière extrémité. » Ce langage disait nettement que pour avoir notre argent, on recommencerait à nous rendre notre territoire pièce à pièce, mais qu’au dernier moment, Belfort serait la difficulté. »

  1. Passant en revue les divers États de l’Europe, et cherchant à se rendre compte de leurs dispositions vis-à-vis de la France, au lendemain du jour où l’issue de l’emprunt destiné à assurer les premiers payemens de l’indemnité de guerre permettait d’espérer notre prochain relèvement, M. Thiers écrit : « La Russie, quoique toujours retenue par l’affection de l’empereur Alexandre envers son oncle devenu empereur d’Allemagne, commençait à trouver inquiétant le développement de la puissance de ses voisins. A l’égard de l’Angleterre, elle n’oubliait pas non plus son ancienne jalousie, chaque jour ravivée par les événemens de l’Asie centrale. Aussi, regardait-elle la France comme une alliée utile et probable dans l’avenir. »