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l’altruisme pur et simple, qui serait entièrement et uniquement centrifuge, il faut toujours revenir à une certaine réalisation centripète du moi. L’altruisme absolu est une idée qui se perd dans un cercle vicieux, comme s’y perd d’ailleurs l’égoïsme absolu. Il y a une synthèse à chercher, et les élémens de cette synthèse sont à réaliser dans le moi. Rien ne peut être la fin ultime en morale excepté des états ou actes de quelque moi, des états ou actes d’une ou de plusieurs personnes. Le devoir social, en définitive, ne peut provenir que de ce principe : la vraie nature ou activité de la personne trouve sa suprême et totale expression dans la socialité. Mais la société dans et par laquelle l’homme est ainsi moralisé n’est plus seulement la société humaine ; c’est, comme le croient les philosophes idéalistes, l’idée-force de la société universelle, c’est-à-dire l’humanité et le monde vus sous un certain aspect d’éternité, sub quadam specie æternitatis.


La conclusion de cette étude, c’est qu’il n’est nullement évident que la vie morale soit uniquement sociale. Fût-elle sociale, il n’est pas évident que tout s’y réduise à la pratique considérée comme ensemble de faits donnés, indépendamment des motifs et mobiles, indépendamment des considérations d’utilité, de perfection typique, de bien, de droit, etc., sans aucun appel à la psychologie ou à la philosophie générale, sans aucun autre objet devant l’esprit que les faits bruts, mœurs, coutumes, institutions, obligations légales, punitions positives, etc. Si vous remontez assez haut, vous trouverez que la pratique même, la pratique sociale, a sa racine dans des états de conscience, dans des émotions et représentations qui ne deviennent collectives qu’en étant d’abord ou simultanément individuelles. L’homme n’est pas une pure machine sociologique : il agit sous des idées et des sentimens ; c’est la psychologie de la volonté et de la pensée qui fait le fond de la théorie morale. La morale n’est donc pas, comme MM. Durkheim et Lévy-Bruhl la définissent, la science de la pratique sociale, donnée de fait ; elle est la science des motifs, fins et règles idéales de la pratique, non seulement sociale, mais individuelle. Le contenu particulier et concret de l’idéal moral est sans doute toujours relatif à un état donné de la société ; mais l’idéal moral, par son universalité, et surtout par son caractère souverainement impératif selon Kant,