Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/552

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je le fais contre moi. Mon suprême désintéressement est mon suprême, intérêt, le parfait amour de moi-même. Moralement, les autres hommes sont mes autres moi. S’il en est ainsi, pour être socialement unis et solidaires, il faut que nous soyons moralement indépendans ; plus nous aurons d’existence individuelle, plus nous pourrons réaliser d’existence collective. Tout au contraire, plus vous appauvrirez l’individualité et plus vous la ferez rentrer sous le joug des besoins purement naturels, qui, loin d’aboutir à l’amour et à la paix, aboutiront à la haine et à la guerre.

La fin idéale proposée à l’individu dans la sociologie humanitaire n’est pas suffisante pour entraîner l’adhésion totale et sans réserve. « Le ciel, selon Fichte comme selon Comte, est sur la terre, » ou du moins c’est là qu’il doit être réalisé. Pour cela, nous devons travailler sans repos et aussi sans espérance personnelle, sans aucune idée d’une récompense ultérieure ; nous devons réaliser une fin dont nous ne verrons jamais l’accomplissement. Cette fin est l’avènement de la raison, son avènement dans le monde même. « C’est au sein du temps qu’il faut faire œuvre d’éternité. » Fichte ne se demande pas plus que Comte ce qu’il adviendra de la raison, du moins de la raison humaine, quand la terre sera détruite et que ses débris morts rouleront dans l’espace. Il reproche à Kant d’avoir mis la fin de l’homme en lui-même, non dans la société ; le triomphe de l’universel et du social sur l’individuel est, à ses yeux, « la vraie victoire de l’éternel sur le temps. » Mais en quoi l’humanité est-elle universelle et éternelle ? Le sacrifice de l’individu à l’humanité raisonnable est, pour Fichte, un « sacrifice sans compensation, » un renoncement absolu et définitif. » Point d’autre fin au-delà de cette fin. Point d’autre monde que l’ensemble des individus passés, présens ou futurs qui composent l’humanité pour nous, point d’autre forme possible de la réalisation de « l’Esprit. » — C’est faire grand honneur à l’éphémère humanité que d’y voir la seule réalisation consciente de l’Esprit, fût-ce même à notre point de vue humain. Qui empêche un être concevant l’univers, débordant ainsi l’humanité, surmontant même la nature entière par l’idée, imaginaire ou vraie, d’un principe supérieur et intérieur au monde, qui empêche un tel être, — rêve pour rêve, — de rêver un triomphe universel de la raison et non pas seulement un triomphe