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chère à Fichte, — mais de la race humaine, aurait-il une valeur quelconque au cas où mon bien n’en aurait aucune ? Si je ne vaux rien pour moi, comment puis-je valoir quelque chose pour vous, et invicem ? Suffit-il de déplacer un objet, de mettre à droite ce qui était à gauche, pour lui donner une valeur ? Si ma vie, que vous me défendez de désirer pour mon compte, n’est pas un bien en elle-même et un bien pour moi-même, comment devient-elle un bien pour vous, qui vous jetez à l’eau pour m’empêcher de perdre cette vie ? Avec des zéros de valeur multipliés à l’infini dans le temps et l’espace, sous le nom de race germanique ou de « race » humaine, vous ne constituerez pas une réelle valeur. Pour que je me sente obligé envers autrui, il faut qu’il y ait en autrui et en moi tout ensemble quelque chose envers quoi ou en raison de quoi je me sente obligé, quelque chose qui ait une dignité supérieure à tout le reste. Et cette chose est conçue en moi avant d’être conçue en autrui, tout au moins en même temps qu’elle est conçue chez les autres ; si je ne lui dois rien en moi-même, je ne lui dois rien en autrui. Tout devoir envers les autres est donc indivisiblement devoir envers soi-même. Je ne puis vous respecter que si je me respecte, car il faut que le moi conscient soit chose sacrée partout, et que mon moi soit respectable pour vous comme le vôtre l’est pour moi. Bien plus, je ne puis vous aimer qu’en m’aimant moi-même, qu’en aimant en moi les caractères d’amabilité que je trouve en vous dignes d’amour. Ce n’est pas par pure condescendance pour les autres que je suis bon pour eux ; ce n’est pas une grâce que je daigne leur faire : je suis obligé envers moi à être bon envers vous, à ne pas être cruel, dur, orgueilleux, arrogant, colère, envieux. Si je vous frappe brutalement, je me frappe moi-même et m’abaisse au rang de la brute ; si je vous manque de respect, je me manque de respect. Il ne s’agit pas là seulement d’un contre-coup mécanique qui finirait par faire retomber sur moi ce que j’ai fait contre vous, comme lorsque je frappe violemment une eau qui me rejaillit au visage. Non, il s’agit d’une identité foncière des vrais biens humains. Si je manque à votre dignité, encore un coup, sachez bien que je manque du même coup à la mienne ; si je rabaisse votre humanité, je rabaisse la mienne ; si je suis injuste envers vous, je le suis envers moi ; si je suis mauvais pour vous, je suis mauvais pour moi. Tout ce que je vous dois, je me le dois ; ce que je fais pour vous, je le fais aussi pour moi : ce que je fais contre vous,