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V

Une dernière considération rend légitime et nécessaire le maintien du point de vue individuel et psychologique en face du point de vue collectif et sociologique. C’est que la société de fait, la société humaine ne réalise pas elle-même le véritable idéal social, ni par conséquent l’idéal individuel. L’individu n’a pas d’action directe sur l’Humanité, adorée d’Auguste Comte, et il n’en subit l’action qu’à travers sa propre patrie ; en conséquence, la patrie devient pour lui une fin, mais elle n’est cependant pas un but ultime et absolu. Une telle fin n’est sacrée que tant qu’elle est identique à la fin de l’humanité, elle-même identique à la fin de la société universelle. Celle-ci, à son tour, est l’idéale unité de la fin de chacun avec la fin de tous. L’humanitarisme est un patriotisme élargi, un nationalisme dilaté dans le temps et dans l’espace ; ce n’en est pas moins encore un sentiment à objet borné, où la pensée et le cœur ne trouvent pas leur entière satisfaction. Quoi qu’en disent Comte et les adeptes de sa sociologie, l’humanité n’est pas le Grand Être, elle n’est que le substitut pratique de la société universelle. Le tout social, dans sa réalité présente, n’est donc pas immédiatement identique au tout moral. La vraie moralité est la réalisation d’une vie idéale qui dépasse la distinction réelle du moi et des autres, considérés comme centres de désirs particuliers et d’intérêts particuliers. Dans une telle vie idéale, la vérité, par exemple, aura une valeur autre que celle qui lui vient de son utilité ou personnelle ou même sociale.

« Il n’existe qu’une vertu, » prétend Fichte (et Auguste Comte aurait parlé semblablement) : « s’oublier soi-même comme individu ; il n’existe qu’un vice : penser à soi ; quiconque dans les moindres choses pense à soi comme individu, quiconque désire la vie, l’existence, une jouissance quelconque, excepté dans la race et pour la race, celui-là, en dépit de tous ses efforts pour cacher sa difformité morale sous l’apparence des bonnes actions, n’est qu’un médiocre, un répréhensible et un misérable. » Voilà le sociologisme absolu en morale. Fichte par le comme si vouloir du bien à soi-même était nécessairement vouloir du mal aux autres. En outre, pourquoi le bien des autres, et même celui de la race, — je ne dis pas seulement de la race germanique, si