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les temps modernes, le sentiment social va croissant, le sens de l’individualité peut aussi aller croissant pour l’individu même ; par conséquent, l’individu pourra dresser son moi devant la société, si la société ne lui apparaît que comme un mécanisme naturel, toujours relatif et provisoire, tantôt commode et tantôt incommode, dont on peut tourner à son profit les rouages quand on en sait les moyens. En vain M. Albert Bayet compte sur ce qu’il appelle un peu crûment la « réclame » sociale, comme moyen de « propagande » pour les vertus utiles à la société ; les intelligences affranchies n’y croiront pas plus qu’aux réclames commerciales et aux pastilles Géraudel.

Les positivistes, pour sauvegarder la pratique morale, se fient à l’horreur du nouveau et à la tyrannie des coutumes régnantes. « Rien de plus exigeant, disent-ils, que le conformisme de la conscience morale moyenne… Le misonéisme moral est encore aujourd’hui un fait universel[1]. » — Le misonéisme, répondrons-nous, est une base peu solide pour la pratique des bonnes mœurs. Vous croyez l’homme incapable de secouer le conformisme social, mais voyez les anarchistes et les individualistes effrénés de l’école des Stirner ou des Nietzsche. Ne prêchent-ils pas le mépris des conventions sociales, des préjugés de troupeau, le retour de l’individu à la pleine maîtrise de soi, à l’indépendance sans loi et sans règle, au-delà du « bien et du mal, » au-delà aussi de l’ « ordre social ? » — Ils prêchent dans le désert. — En êtes-vous sûr ? et si vous-même persuadez à l’individu qu’il n’est que l’esclave inconscient du grand troupeau humain, ne fera-t-il rien pour s’affranchir ?

Tout en comptant ainsi, pour les autres hommes, sur le « conformisme moral » et sur le « misonéisme moral, » les sociologues se plaignent volontiers de ce que ce sentiment a de peu scientifique. Cependant, ne tendent-ils pas eux-mêmes à un conformisme pire encore, le conformisme social, qui aboutit à la routine universelle ? Pour y échapper, ils font observer que la « réalité sociale » peut et doit être modifiée « par voie scientifique ; » mais, tant qu’ils ne sortent pas des considérations de pure sociologie, sans psychologie et sans philosophie générale, ils n’ont d’autre critérium du meilleur que « les conditions statiques et dynamiques de l’ordre social. » Si donc l’idée de progrès

  1. Lévy-Bruhl, p. 140, 142.