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sentiment de pression sociale, survivance d’un instinct plus ou moins primitif, elle devra s’évanouir dans l’espèce humaine après un temps suffisant. Dès aujourd’hui, elle peut s’évanouir chez celui qui a ou croit avoir la claire conception de sa nature. C’est la loi posée naguère par Guyau et excellemment développée par lui. Cette loi montre la force de l’idée pour la dissolution ou pour la consolidation de l’instinct, selon que l’idée, prenant conscience de soi par la réflexion, est défavorable ou favorable à l’instinct même.

En vain répond-on que « le caractère impératif de la morale aujourd’hui pratiquée, ne venant pas de la réflexion, n’est guère affaibli non plus par elle. » La réponse est contraire aux faits. Si l’individu mis au courant de la théorie positiviste se reconnaît vraiment pressé et opprimé par la force sociale au profit de la société, ne pourra-t-il jamais, par la réflexion, secouer pour un moment le poids qui écrase ses propres intérêts ou ses propres passions ? Nous revenons toujours à la loi que Guyau dirigeait contre l’école anglaise : la réflexion dissoudra l’instinct ; elle se délivrera non seulement de la pression sociale, mais de la pression intérieure des sentimens moraux, dès qu’elle découvrira que ces sentimens sont des moyens de ployer la machine individuelle au profit de la grande machine sociale. — En fait, direz-vous, la réflexion critique n’a jamais eu la force de détruire la morale. — Sans doute, mais c’est qu’il y a au fond de la morale bien comprise une indestructibilité rationnelle.

Tout en niant l’existence intrinsèque et la valeur objective de la moralité, ses négateurs veulent en conserver les avantages sociaux. Malgré les plus beaux raisonnemens, disent-ils, nous sentirons toujours le blâme de notre propre conscience. « Nous n’avons d’autre moyen d’échapper à ce blâme que par un endurcissement moral, qui nous paraît une déchéance pire que tout le reste. » Ainsi les sociologues, dans le même moment qu’ils nient la valeur rationnelle de la morale, sont obligés de la reconnaître ; aux sanctions extérieures dont ils nous menacent ils ajoutent le « blâme » intérieur, la crainte de l’ « endurcissement moral » et de la « déchéance. » Tous ces sentimens, il est vrai, ne leur paraissent que des importations de la société dans la conscience individuelle, une série d’envahissemens de chacun par tous ; mais ils oublient les révoltes possibles de l’individu auquel ils auront révélé ce secret. S’il est incontestable que, dans